Nourritures et religions ou lorsque la diète devient religieuse






Par Alain Bouchard et André Couture - 1 avril 2020

Le rapport de l’être humain avec la nourriture est intimement lié à son rapport avec ses croyances et avec la société. Dans ce sens, ce texte montre comment les différentes traditions religieuses expriment leurs valeurs sociales et religieuses à travers la nourriture. Les régimes alimentaires constituent alors une expression des valeurs des gens!


L’être humain s’exprime religieusement avec tout ce dont il est fait, avec toutes les réalités qui l’entourent, avec tout ce dont il a besoin pour vivre. Il vit dans un monde éclairé par le soleil, la lune, les étoiles et les planètes, composé de feu, d’eau, d’air, de vent et d’espace, et il utilise ces réalités pour s’exprimer au plan religieux. Il vit entouré de ses semblables, d’animaux de toutes sortes, d’arbres variés et de plantes diverses, dans un monde de plaines et de montagnes, et il parle de ces réalités dans les grands récits qui l’inspirent. L’être humain possède un corps qu’il doit nourrir, tantôt avec les racines et les fruits qu’il cueille ou cultive, tantôt avec la chair des animaux qu’il chasse ou élève. Les mets qu’il prépare et ingère lui permettent également de s’exprimer au plan religieux. Il lui arrive de réserver des aliments à certains membres de son groupe ou de s’en interdire d’autres. Il peut faire bombance certains jours et parfois jeûner, mais toujours dans le but de se définir au plan religieux et de se distinguer des autres nations qu’il côtoie. L’homme religieux soutient que cette façon de se nourrir lui vient de ses ancêtres, qu’elle le met dans des conditions physiques et psychiques qui lui permettent de rencontrer les esprits, ou que cette diète lui est recommandée par son gourou. Chaque tradition sait comment manger pour satisfaire ses divinités. On y verra plus clair en examinant les prescriptions ou recommandations de certaines de ces traditions1
 

Selon les religions territoriales

« Religions territoriales » désigne globalement des ensembles de croyances et de rites rattachés à un espace spécifique et donc à la nation qui l’habite. Il s’agit de diverses religions qui se sont développées séparément les unes des autres, qui n’ont pas de nom particulier et qui se transmettent le plus souvent oralement. Il ne fait pas de doute que l’alimentation est une des questions primordiales que ces populations ont eu à résoudre quotidiennement jusqu’à récemment. Claude Lévi-Strauss a montré dans ses Mythologiques qu’une grande partie des mythes des premières nations américaines discutent précisément de nourriture et que c’est par ce biais qu’elles abordaient les questions sociologiques ou cosmologiques. L’auteur dégage de l’analyse de centaines de mythes un système très organisé d’états de la nourriture. Elle peut être crue et donc naturelle, cuite (par transformation culturelle du cru) ou pourrie (par transformation naturelle du cru), plus-que-crue dans le cas du miel et plus-que-cuite dans le cas du tabac. La nourriture rôtie se situe du côté de la nature parce que soumise à l’action directe du feu, tandis que la nourriture bouillie est du côté de la culture en raison du récipient requis. Ces mythes posent aussi les questions liées à l’ingestion et à l’évacuation de ces nourritures. Il apparaît au terme de cette vaste enquête que les problèmes plus vastes ou plus englobants de l’être humain s’expriment à travers sa condition naturelle d’être mangeant et évacuant2. Le soleil peut être perçu comme un monstre cannibale susceptible de brûler les jardins. Faire volontairement du bruit avec sa bouche ou mastiquer silencieusement la nourriture, c’est alors soit tenter de s’imposer face à ce monstre ou au contraire essayer doucement de se le concilier. Se nourrir n’est donc jamais une activité indifférente. Tout en badinant autour de la nourriture, ces peuples savent que se nourrir, c’est en fait ingérer des forces cosmiques. La nourriture, c’est tout autant la vie que la mort, la vulnérabilité que l’immortalité. 

S’il est vrai que la nourriture supporte la vie humaine, c’est également elle qui sert à négocier la place de l’être humain vis-à-vis de ses congénères. Les offrandes aux esprits du clan ou aux différentes divinités sont généralement à base de nourriture. Les interdits concernant telle ou telle nourriture sont autant de façons de signifier sa place dans le monde et son rapport avec l’autre.
 

Selon l’hindouisme

L’hindouisme, en tant que religion du terroir indien, regroupe un ensemble de traditions reçues à la naissance (les castes ou jāti). Et quand des maîtres ou gourous ont surgi, le même terme désigne aussi l’ensemble des traditions que ceux-ci ont transmis à leurs disciples. La caste dicte des comportements reçus de ses ancêtres à la naissance, comme dans le cas des religions de terroir, en particulier une façon de manger, à laquelle a pu se greffer un plus ou moins grand degré de pureté selon que l’on est végétarien ou carnivore. Les castes de brahmanes sont les plus pures parce qu’en théorie elles sont végétariennes, tandis que les castes les plus basses mangent de la viande, y compris de la viande de zébu pour certaines d’entre elles. S’il y a une vingtaine de castes dans un village, il faut distinguer en gros une vingtaine de régimes alimentaires plus ou moins distincts les uns des autres. Et puisque la nourriture que l’on mange est aussi celle qu’on offre à ses dieux, il y aura aussi autant de façons de faire l’offrande aux dieux (pūjā). On peut aussi séduire les dieux et s’attirer leurs faveurs en pratiquant des vœux (vrata), comportant souvent des privations plus ou moins longues de nourriture. Les hautes castes pratiquent d’ordinaire une religion plus exigeante, prescrivant des jeûnes réguliers, tandis que les basses castes ont moins d’obligations de ce genre. Les sectes ou traditions particulières, qui reposent sur l’enseignement d’un maître et sur les pratiques que celui-ci recommande (des pratiques nouvelles, ou des réinterprétations de pratiques de caste), comportent divers jeûnes. Ces maîtres sont le plus souvent des ascètes qui ont un jour décidé de rompre tout lien avec la vie villageoise et sa façon de s’alimenter. Ils quittent leur épouse qui leur faisait cuire leur nourriture et doivent vivre d’aumônes. Le Bouddha est né en milieu indien et constitue un bel exemple de tradition spécifique. 
 

Selon le bouddhisme

Le Bouddha est un maître qui a d’abord contesté les régimes draconiens qui lui avaient été imposés par ses premiers gourous hindous pendant la longue période d’ascèse et de jeûnes qui s’est terminée vers ses trente-cinq ans. Il a alors entre autres décidé de se nourrir convenablement. La façon dont moines et moniales se nourrissent encore actuellement reste foncièrement celle d’ascètes qui ont tout quitté, y compris la nourriture cuisinée dans un cadre familial. La vie monastique reste caractérisée par une alimentation très sobre. La tournée d’aumônes, quand elle existe encore, commence vers dix heures de façon que le repas soit terminé avant midi. Cette nourriture est prise à même celle que préparent les laïcs pour eux-mêmes. De nos jours, le repas est souvent préparé au monastère avec des aliments reçus précédemment, dont ne peuvent faire partie la viande, le poisson, les œufs, les boissons alcoolisées. À part le petit déjeuner (thé ou café, pain, galette ou riz), les moines et moniales ne prennent aucun autre repas. Quant aux laïcs, ils honorent le Bouddha en particulier en soutenant la communauté des moines et des moniales de leurs dons et sont encouragés à suivre un régime végétarien comme les moines. Même s’ils savent que leur ultime libération suppose entre autres une alimentation végétarienne, ils suivent en pratique le régime lié traditionnellement à leur caste d’origine et offrent à des dieux et déesses les offrandes nécessaires au succès de leurs entreprises séculières. Les moines et moniales peuvent manger de cette nourriture, si celle-ci n’a pas été préparée au monastère.
 

Selon le judaïsme

La notion d’attachement à la Terre promise est au centre de la foi juive. Cette acculturation pérennise un enracinement dans la tradition, et suppose en particulier des habitudes alimentaires. Ces pratiques quotidiennes, répétitives et signifiantes, maintiennent les valeurs et définissent l’identité juive. Elles mettent en place une éthique de la distinction. Désigner ce qui est bon à manger, c’est aussi se poser en s’opposant, s’identifier grâce à une série de différences. Ces règles alimentaires, que l’on nomme la kashrout, peuvent aussi s’interpréter comme autant de signes inspirant la méditation sur l’unicité, la pureté et la plénitude de Dieu. Le livre biblique du Deutéronome justifie ce régime alimentaire en disant qu’il vient de ce qu’Israël est un peuple saint, consacré à Dieu (voir Dt 14,2, etc.). En séparant le pur de l’impur, ces règles permettent à chaque repas de matérialiser la sainteté. Cette pédagogie divine s’exprime dans la sélection d’animaux et l’identification des parties propres à la consommation, ainsi que dans les mélanges permis. C’est ainsi qu’on ne peut consommer du porc ou la partie du bœuf à l’emboîture de la hanche. On ne pourra pas non plus mélanger la viande et le lait lors du même repas. Toutes les fêtes comportent un repas mémorial où les ingrédients rappellent le sens de l’événement que l’on commémore. Le jeûne est également présent dans le judaïsme. Le but du jeûne est d’intensifier l’expérience religieuse, que ce soit pour l’expiation des péchés (lors du Yom Kippour), la commémoration de tragédies nationales, l’accompagnement d’une requête ou le souvenir du père ou de la mère.
 

Selon le christianisme

Le Christ a levé tous les interdits qui auraient pu lui venir de son héritage juif. Aux pharisiens et aux scribes qui demandaient à Jésus pourquoi ses disciples prenaient leur repas avec des mains impures, il rétorque par une phrase du prophète Esaïe qui dénonce un peuple qui l’honore des lèvres, mais dont le cœur est loin de Dieu (Mc 7,6-7). Puis il poursuit son raisonnement de la façon suivante : « Écoutez-moi tous et comprenez. Il n’y a rien d’extérieur à l’homme qui puisse le rendre impur en pénétrant en lui, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur. » Et Marc de préciser : « Il déclarait ainsi que tous les aliments sont purs » (Mc 7,14-15.19). Le chrétien n’a donc plus à se soucier de ce qu’il mangera. Il doit d’abord chercher le Royaume de Dieu. Cela ne veut pas dire que le christianisme n’utilise pas la nourriture pour transmettre des convictions religieuses. Lors de l’Eucharistie, le prêtre offre le pain et le vin en mémoire de l’unique sacrifice du Christ sur la croix. Le jeûne est également une pratique recommandée au chrétien. Il y eut un temps où il était prescrit aux catholiques de « faire maigre » le vendredi, c’est-à-dire de ne pas manger de viande. Pendant les quarante jours du carême, qui sont un temps de pénitence en préparation de Pâques, on demande aux catholiques de jeûner au minimum les jours du mercredi des Cendres et du Vendredi saint, tandis que les autres jours, on leur recommande de se priver de quelque chose, mais pas nécessairement de nourriture.
 

Selon l’islam

L’islam appuie ses prescriptions concernant la nourriture sur le Coran et la tradition (Sunna). « Consommez de ce que Dieu vous a accordé de licite et d’agréable », dit Dieu dans le Coran (16,114). La vie sur terre est parfois perçue comme un examen où le croyant fait la preuve qu’il mérite de retourner auprès de Dieu. La partie morale de l’âme doit, dit-on, tenir compte de sa partie intellectuelle, les prophètes étant des médecins qui prescrivent aux fidèles la bonne conduite à suivre. Dans cette perspective, les règles alimentaires (halal) et le jeûne (sawm) sont des rappels de la sagesse et de la générosité de Dieu. Ces prescriptions visent le contrôle et la purification de l’esprit et du corps; elles encouragent une attitude de bienveillance envers les autres, le plus souvent par des actes de charité comme le partage de sa nourriture. Le croyant renouvelle ainsi sa foi; il renforce sa morale et réfléchit sur le sens de la vie et sur la précarité de la condition humaine. La nourriture est une bénédiction divine pour que les humains et leurs troupeaux puissent en jouir. L’islam identifie des aliments propres à la consommation, des espèces licites d’animaux et elle réglemente l’abattage. Pour éviter que la relation privilégiée entre l’humain et Dieu ne soit altérée, la consommation d’alcool est interdite.

Les nations ont toujours exprimé leurs valeurs sociales et religieuses à travers la nourriture, avant que cette même nourriture finisse par promouvoir une éthique. À travers sa diète, l’homme religieux s’exprime sur les questions fondamentales que lui pose la vie. De marqueur d’identité sociale, la diète finit par traduire des convictions morales et spirituelles. 


 

Notes

 Pour en savoir davantage sur chacune des traditions, on pourra se reporter entre autres à James Latham et Peter Gardella, art. « Food », Encyclopedia of Religion, Lindsay Jones (éd.), 2e éd., vol. 5, Macmillan Reference USA, 2005, p. 3167-3175; et Paul Gwynne, « Chapter 7. Food », dans Paul Gwynne, World Religions in Practice. A Comparative Introduction, Oxford, Blackwell Publishing, 2009, p. 205-232.

2   Voir en particulier Claude Lévi-Strauss, « Petit traité d’ethnologie culinaire », dans Mythologiques, t. 3 : « L’origine des manières de table », Paris, Plon, 1968, p. 390-411. 
 



Alain Bouchard est coordonnateur du Centre de ressources et d’observation de l’innovation religieuse de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. Sociologue des religions, ses travaux portent sur les aspects socioculturels de l’innovation religieuse dans le contexte de la mondialisation. 

Professeur émérite à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval (Québec), André Couture est spécialiste des religions de l’Inde. Il est l’auteur d’une quinzaine de livres et de multiples articles portant entre autres sur les mythes entourant le dieu Krishna et les spiritualités contemporaines. Il est le directeur et le responsable facultaire du Centre de ressources et d’observation de l’innovation religieuse (CROIR).




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