Du moment présent à la présence à Soi



Réflexion sur le sens



Par Luis Adolfo Gómez González

L’auteur partage les fruits de sa propre expérience de recherche de sens au cœur de la souffrance, la sienne et celle du monde. Il propose une réflexion sur l’importance de développer une présence à Soi de manière à créer du sens au quotidien.

 
Écrire sur la question du sens et de la spiritualité est un défi de taille. Ces mots-concepts font référence à toute une diversité théorique, explicative ou interprétative, à une variété infinie d’expériences singulières. Loin de moi l’idée de vous offrir des réponses ou de susciter des questions. Il s’agit d’un simple partage en toute simplicité, motivé par cette diversité conceptuelle et expérientielle si ancrée profondément dans ma trajectoire de vie.

Je veux commencer par aborder mon expérience de la souffrance. Je viens d’une terre de guerre, de catastrophe, d’une famille plutôt dysfonctionnelle. J’ai vécu l’abus, la désolation d’un tremblement de terre, la guerre, les effets d’un régime politique totalitaire, la rupture de l’exil, la maladie chronique, physique et psychologique. Ma spiritualité et ma construction de sens personnels ont été constamment ébranlées par l’expérience de la souffrance.

À travers cette souffrance, j’ai toujours eu le réflexe d’ouvrir constamment des fenêtres de sens vers des possibles alternatifs à l’état de souffrance. C’est un leitmotiv de mon existence. Je résiste ainsi à la tentation d’écrire sur un prêt-à-porter donnant des prescriptions pour une vie réussie, choisissant plutôt de partager avec vous quelques réflexions issues de mon parcours de vie. Savoir que je m’adresse à des personnes qui ont fait de la souffrance le champ de leur pratique professionnelle est déjà une motivation suffisante. Je m’adresse en premier au lecteur qui accueille dans son quotidien l’être souffrant à la recherche d’un soulagement. À vous qui, par votre engagement professionnel, donnez de l’espoir et contribuez au bien-être de ceux qui souffrent, mais aussi à vous qui êtes parfois la proie de la désespérance.
 

Où chercher le sens?

J’ai beaucoup cherché le sens de la vie, premièrement dans les valeurs transmises par mes parents, et ensuite dans la religion, dans l’engagement politique et militant, dans les idéologies. Je l’ai cherché dans mon engagement professionnel, dans ma vie de couple et avec mes amis. J’ai parcouru de multiples espaces de l’existence à la recherche de ce sens, c’est-à-dire, d’une expérience sensible, d’une signification et d’une direction1 qui pourraient pallier au sens perdu. Et des réponses, j’en ai trouvées… et les unes après les autres, elles m’ont démontré leur inefficacité à long terme, leur manque de justesse en regard de chacune des questions soulevées par l’existence de la souffrance. Toutes des réponses plutôt partielles, incomplètes, qui me laissaient surtout un goût amer et une profonde frustration. Alors, si les réponses au sens de la souffrance ne font qu’amener des souffrances, c’est sûrement qu’il ne s’agit pas des réponses permanentes. J’ai conclu que c’est dans l’ouverture des fenêtres sur des possibles que réside l’espérance d’un sens.

J’avoue qu’actuellement l’état de notre humanité me déçoit et que cette déception affecte directement le sens de mon existence : la survie humaine est menacée, il existe de l’iniquité dans le partage des ressources nécessaires à subvenir aux besoins de base des majorités vivant dans la pauvreté, les discours de haine et les actes de barbarie insensée prennent de l’ampleur, les minorités nord-occidentales peinent à concevoir la transcendance, c’est-à-dire, la spiritualité, tombant dans le désespoir et l’inaction. Tout ceci est vide de sens. Permettez-moi cependant de prendre mon élan à partir de ce vide.

J’aime la définition que Jean Grondin2 propose pour la question du sens. Il donne au sens trois dimensions : signification, direction et sensibilité. Il s’agit de trois constituantes de la possibilité du sens. De ces trois dimensions du sens, à mon avis, deux sont aujourd’hui en échec. D’une part, la signification préconstruite par la scientificité. La raison scientifique a sans doute permis de donner des significations aux différentes dimensions de la vie humaine. Mais cette raison scientifique est aujourd’hui caractérisée par la surspécialisation et enfermée dans un langage hermétique inaccessible au commun des mortels.

En outre, l’éloge du moment présent, toujours insaisissable par la raison, est devenu plus un refuge contre le vide qu’une possibilité de sens. Nous entendons dire un peu partout que la raison a quitté le centre de l’existence pour faire place au ressenti présent. Les discours actuels nous invitent à vivre des expériences de plus en plus intenses. Le sens se propose en fonction de ce que je vois, de ce que je sens, de ce que je ressens dans les expériences gratifiantes du moment présent, qu’elles viennent du monde virtuel ou de la vie actuelle.

Ainsi je me sens contraint à ma seule capacité de savourer l’intensité du moment éphémère pour pallier au manque d’un horizon de directionnel : refuge plutôt endémique subissant les attaques des outils cybernétiques de toutes sortes qui se substituent peu à peu à nos sens en nerfs, en chair et en os. Un aujourd’hui passager qui nous éloigne de la dimension directionnelle à long terme.
 

Développer une présense à Soi

Ainsi, si la signification et la direction sont à mon avis en échec, la possibilité de ressentir ne saurait pas à elle seule me permettre de construire un sens. Je ne veux surtout pas donner l’impression de défaitisme ou de pessimisme. Je dirais qu’il y a certainement de l’espoir, mais à une condition. Je crois qu’il faut développer une présence à Soi3, en majuscule. Le Soi ainsi conçu nous montre une présence différente, un choix éveillé. Faire de la présence à Soi la porte d’entrée de la question du sens pourrait sembler un acte narcissique. Et il l’est quand cette présence se transforme en auto-complaisance. Mais prendre conscience que tout ressenti est avant tout une manifestation de ce dont nos sens nous informent de l’extérieur, cela signifie de me mettre à l’écoute de la manière dont résonne, dans l’intime de mes sensibilités, l’expérience que je fais de l’autre et du monde.

Tel est le véritable sens du mot « Soi ». C’est une alternative à l’éloge du temps présent. C’est une invitation à expérimenter l’éphémère dans la perspective des instants successifs du temps qui passe, à développer une conscience de l’instantané, sans faire d’arrêt sur image, en respectant le mouvement infini de la vie : j’entends, touche, regarde, hume et dis mon existence. Je vis mon être en mouvance… je ne le pense pas, je le traverse. Cette traversée du moment présent anesthésie momentanément mon absence de sens. Au même moment, j’emmagasine en moi, à mon insu, des informations à la manière d’un inventaire de richesses inépuisables. À certaines conditions, ces informations peuvent me procurer une possibilité de sens global. Ces informations utilisées a posteriori peuvent être la source d’un jugement sur ce qui fait du bien ou sur ce qui ne fait pas du bien à mon contact avec le monde de nos humanités partagées. Sachant toujours que je ne suis pas un acteur solitaire sur la scène du monde4, cette conscience est source de transcendance, de spiritualité.

La plus grande capacité de la raison humaine est celle de signifier, d’être capable de dépasser le signe pour se rendre à son essence. Exemple peut-être banal : un panneau de signalisation d’arrêt me commande de suspendre momentanément mon déplacement, mais son véritable sens est plus large; en réalité, il est en train de désigner un danger, la priorité de passage d’autres véhicules ou personnes, la possibilité de se faire du mal ou de faire du mal. Je le sais parce que cette connaissance appartient à mon inventaire mémoriel. S’arrêter par obéissance aveugle signifierait de rester dans l’acte mécanique du vide de sens. Déjà avoir intériorisé et travaillé pour rendre consciente la multiplicité des sens de l’arrêt me permet de gérer un peu l’impatience qui trouble ma sérénité. C’est dans le rappel de la richesse de mes inventaires mémoriels devenus connaissances que l’acte réflexe devient source de sens. Si j’élargis cet exemple tout à fait anodin aux situations de l’existence, je me place face à une fenêtre qui me permet d’apprécier tout un ensemble de possibilités de sens. C’est par des moments de réflexivité consciente sur mes acquis mémoriels et ses possibles interconnexions que je rends viable le sens et que je cultive une conscience éveillée. Il s’agit certes d’un acte second, auquel nous pouvons nous livrer à des moments privilégiés de nos journées afin de peu à peu ancrer le sens dans la conscience. J’avoue qu’il faut vouloir le faire. C’est un acte méditatif sur l’action, faisant appel à la richesse de nos mémoires.

Je considère l’action comme le geste en présence à Soi qui donne une orientation à nos existences. Je pourrais même dire que les actions sont à la base de nos possibilités de sens et de spiritualité. Nos désirs poussent nos actions vers l’accomplissement en tant qu’humains. L’acte passe nécessairement par la prise en compte de l’autre et du monde qui nous entoure, de Soi. C’est ce désir d’accomplissement humain qu’utilise le moment présent pour un sens directionnel de transcendance.

Tôt ou tard, l’absence des finalités nous mène à la catastrophe de l’être. À bien y réfléchir, c’est la question du sens directionnel qui est en amont de la question de la construction du sens. Je pourrais dire que c’est la méta-dimension du sens, celle qui chapeaute les deux autres, celle qui peut alimenter nos élans de vie et le chemin viable pour contourner nos souffrances et donner un sens transcendant à l’instantané éphémère. La direction transcendante a été dans ma vie le lieu de l’espoir, le lieu de mes rêves et de mes utopies, une expérience profondément spirituelle.
 

Vers la transcendance

J’ai commencé par le thème de la souffrance et j’avoue qu’il s’agit d’un départ plutôt sombre. Je voulais commencer par ce constat sachant que c’est dans l’enrayement de la souffrance que je trouve le fondement de toute direction transcendante, de la souffrance comme manifestation d’un mal-misère, d’un mal-maladie, d’un mal-détresse, d’un mal-ignorance que je perçois dans mon moment présent. Ceci implique que loin d’anesthésier mes sens, je dois les aiguiser pour envisager d’autres possibles. Me croire capable de projeter vers l’avant les possibilités de mise au monde de mes désirs profonds de bien-être pour moi et pour les autres, non pas comme une certitude, mais comme une incertitude. Et dans cette phrase, j’attire votre attention sur la subsistance de deux mots généralement opposés : croire et incertitude. Croire dans des possibles et non pas dans des certitudes proposées par n’importe quelle publicité commerciale ou doctrinale. Des possibles à rendre concrets par l’œuvre de mes actions concertées avec d’autres, en présence des obstacles que le monde m’impose. Je fais ainsi appel à la transcendance comme possibilité ultime de production de sens. La spiritualité étant ce qui crée des liens pour permettre l’expression de l’être-ensemble, c’est-à-dire, de la possibilité de marcher vers les aspirations premières de l’humanité. C’est le lien avec Soi tissé dans la conscience singulière. Il s’agit certainement d’une proposition de spiritualité laïque du quotidien vécu religieusement avec l’autre.

J’ai ainsi cheminé par une route que je conçois comme une certaine sagesse pour ma propre existence, la seule à mes yeux qui, la cultivant quotidiennement, m’a tenu en vie. Fini pour moi le temps des vieux sages qui portaient tout le savoir du monde et toutes les réponses; ils m’inspirent, mais ils ne dirigent pas mon existence, ils ne se substituent pas à la sagesse du Soi. Je fais le pari qu’une sagesse de Soi est une sagesse pour l’autre, que cultiver cette sagesse implique savoir entretenir les potentiels de nos capacités humaines. C’est de reprendre conscience que les systèmes, les sociétés, les entreprises, les religions ou les états sont le produit de la quête humaine de sens transcendant et que les changements apportés dans nos existences individuelles sauront tôt ou tard trouver les chemins pour les changements dans l’ensemble humain. 
 

Notes

1   Grondin, J. (2003). Du sens de la vie, Québec, Éditions Bellarmin.

2   Idem.

3   Je fais ici référence à la racine étymologique du mot « soi » : Famille d’une racine indo-européenne swe, se, marquant l’appartenance d’un individu à un groupe social. En grec, élargissement –dh-, ethos, « coutume » et ethnos, « race » (Picoche, J., 1992).

4   Berlanga, B. (1995). Una pédagogía radical, una pedagogía para el otro: propuesta para una resignificación de la educación popular desde una perspectiva ética. Communication présentée au séminaire-atelier : La dimensión pedagógica en los procesos de educación popular, ALFORJA, San José, Costa Rica.
 



Luis Adolfo Gómez González détient un doctorat en sciences de l’éducation du programme réseau des Universités du Québec. Il est professeur régulier au Département de psychosociologie et travail social de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR). Il a été directeur des programmes des études supérieures en psychosociologie et directeur du Département en psychosociologie et travail social à l’UQAR. Son champ d’expertise disciplinaire regroupe des thématiques telles que la pédagogie, l’approche culturelle de l’enseignement, l’autobiographie et les histoires de vie, le métissage culturel, l’éthique, l’herméneutique, la phénoménologie, la praxéologie et la philosophie, le sens. Il est membre, depuis 1999, du Réseau québécois pour la pratique des histoires de vie dont il a été président de 2009 à 2015. Il œuvre comme formateur dans le programme court de deuxième cycle du réseau des Universités du Québec « Sens et projet de vie » depuis sa création en 2004 et en est directeur depuis 2010. Il a fait des histoires de vie et de l’approche autobiographie son axe privilégié de formation et de recherche. Il est détenteur du prix Thimoty Down de la International AutoBiography Association (2015), en reconnaissance pour son œuvre dans le champ de l’autobiographie comme méthode de recherche.




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Dernière révision du contenu : le 6 octobre 2021

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