Accompagnement spirituel en contexte de diversité religieuse



Quelques pistes empruntées à l’approche ethnographique

 


Par Aurélie Netz – 1er décembre 2022

Lors d’un accompagnement, nous sommes confrontés à l'altérité de la personne et de ses croyances et pratiques religieuses en tant qu’intervenants en soins spirituels. Issue de l’approche ethnographique, l’auteure propose quatre pistes de réflexion pour appréhender la diversité religieuse dans nos institutions et accompagner spirituellement la personne dans ce qu’elle traverse.

 
La rencontre avec la personne, son univers propre et son altérité, est au cœur de la démarche d’accompagnement spirituel. Parfois, cette altérité questionne, désarçonne, étonne. A l’hôpital, comme dans toute institution, se croisent des personnes venues d’horizons différents, partageant croyances et pratiques variées. Dans ce contexte de diversité religieuse, l’approche ethnographique peut être utile, car elle engage à une posture épistémologique particulière envers l’autre et envers soi-même. Elle ne se substitue à aucune méthode d’accompagnement, car elle-même n’a pas cette finalité, mais elle permet de poser un regard renouvelé et rigoureux sur autrui et son altérité. Dans cet article, nous regarderons de plus près quatre apports de cette approche pour l’accompagnement spirituel en milieu hospitalier.
 

Quelle diversité?

Nombreux·sont les sociologues des religions à décrire notre société contemporaine plurielle et les différentes religions et spiritualités qui s’y côtoient et leur recherche de reconnaissances individuelles, collectives, institutionnelles, politiques et légales1. Différents termes sont employés pour évoquer ce phénomène social : par exemple, celui de diversité met l’accent sur les différences entre mouvements religieux alors que la pluralité renvoie à l’idée de multiplicité des formes du religieux2. Dans cet article, le terme diversité est employé pour exprimer d’une part la multiplicité des formes du croire et, de l’autre, une forme d’altérité expérimentée face à celles-ci. Ainsi, l’expérience de diversité est toujours relative, selon les personnes en présence et le contexte institutionnel qui définissent ce qui fait diversité religieuse et partant de la gestion des questions pratiques et théoriques que pose celle-ci3.
 

L’ethnographie | une démarche compréhensive

L’approche ethnographique, qui s’inscrit dans le champ de l’anthropologie culturelle et sociale, ne cesse de s’adapter depuis un siècle pour tenter de rendre compte, par observations et entretiens, de la vie des individus et des contextes spécifiques dans lesquels ils vivent4. Cette approche se veut compréhensive dans ce qu’elle vise l’approfondissement : il s’agit de chercher à comprendre le paysage intérieur de la personne et la manière dont elle interagit avec son environnement et comment celui-ci influe sur son existence. La curiosité se fait donc qualité pour essayer de percevoir ce qui est essentiel, complexe, ressource, enjeu, dans la vision du monde de la personne. Une exploration qui peut être menée grâce à l’écoute et par des questions, mais aussi par l’observation de la communication non verbale avec la position du corps et les gestes, les objets sur la table de chevet, les bijoux, etc. Toute exploration est bien sûr parcellaire, mais c’est à travers ces tentatives répétées que l’on témoigne aussi d’un intérêt pour l’autre personne et pour son monde intérieur et spirituel dont elle est experte.
 

Métanoïa du regard | le décentrement

Regarder l’autre personne et essayer de le voir, de le comprendre, à partir des éléments qu’elle partage5, constitue les prémices de la démarche de décentrement que l’anthropologue Michel Agier décrit « le décentrement fonde un régime d’égalité épistémologique […] en même temps qu’il ouvre la voie à une anthropologie de l’émergence du sujet dans chaque situation observée »6. En d’autres termes, le décentrement, c’est se détacher de ses propres certitudes et envisager l’autre comme un sujet, dans une relation où chacun se place à pied d’égalité. Pour Agier, si le décentrement est le socle sur lequel se bâtit la relation entre deux sujets, il faut être particulièrement attentif au contexte dans lequel l’interaction se déroule, particulièrement dans ces lieux d’entre-deux, ces lieux-frontières7, tel le milieu hospitalier. Ces institutions de soin sont des lieux liminaires où l’identité du sujet se coconstruit par des actes matériels, relationnels et narratifs, où la personne se socialise, renégocie son identité à l’aune de ses nouvelles expériences, du sens qu’elle leur donne, dans ce contexte dans lequel elle est plongée. L’institution de soin se fait carrefour de plusieurs cadres culturels : la culture biomédicale, la culture hospitalière du lieu, les cultures des différents métiers soignants dont les conceptions et pratiques se complètent et se heurtent dans la prise en soin8. Dans ce moment-frontière que constitue l’hospitalisation, lors de l’entretien d’accompagnement spirituel et face à l’incertitude que les patients vivent, se tisse le fin travail d’élaboration du sens qui se joue quotidiennement entre les murs de l’hôpital. Dans cet entre-deux propice aux crises y compris existentielles et spirituelles, de nombreux patients se débattent avec une expérience de maladie qui confronte leur vision du monde : l’accompagnement spirituel, dans sa capacité à accueillir la personne et à reconnaître la sacralité de son individualité, est essentiel.
 

Se laisser déplacer | la décentration

Cette posture de décentrement s’accompagne d’un regard vigilant et réflexif à poser, en tant qu’accompagnant, sur ses propres représentations et actions, et sur la relation que les deux parties établissent entre elles. La psychologue sociale Margalit Cohen-Emerique précise : « La décentration consiste à faire émerger chez le professionnel, par la réflexivité puis par l’analyse, ses propres cadres de références avec lesquels il perçoit et décode l’altérité. Mais ce processus n’est possible que dans l’interaction avec l’autre, lequel joue pour lui le rôle de révélateur de son identité »9. Comme leur nom l’indique, le décentrement et la décentration ne peuvent être envisagés qu’à partir d’un centre qu’il s’agit de connaître. Pour l’accompagnant, sonder la densité de son vécu est fondamental, tout comme examiner ses cadres de références pour les honorer et les circonscrire. En découle une myriade de questions sur son identité à ne pas esquiver : que porte-t-on comme accompagnant spirituel, comme aumônière, comme (non-)croyant, etc. ? D’où part-on pour arriver ici et maintenant dans cette interaction et cet accompagnement ? C’est dans la rencontre que je me rencontre et – avec ce bagage10 qui est le mien – que je rencontre l’autre, à l’écoute de ce qu’il porte dans ce temps de maladie. Et puis, lorsque surgissent des heurts, en prendre note et les partager : certaines représentations ou pratiques peuvent bousculer même les plus aguerris des accompagnants11 ! Ici, deux pistes : celle de l’approfondissement des connaissances sur les éléments partagés et la circulation de la parole avec la personne accompagnée et d’autres professionnels ressources. L’accompagnement d’une personne ayant des croyances ou des pratiques très différentes est exigeant à plus d’un titre, et demande de nombreux tâtonnements de part et d’autre dans la construction de la relation et du suivi.
 

L’importance du contexte | chercher les liens significatifs

La rencontre d’accompagnement implique évidemment les deux personnes en présence, mais aussi un ensemble d’êtres (humains ou non-humains) absents physiquement. Comme nous l’avons relevé, la perspective anthropologique s’intéresse à l’individu en pointant l’idiosyncrasie de sa trajectoire, et souhaite aussi comprendre son inscription culturelle, historique et sociale et sa dimension relationnelle. Les autres êtres significatifs pour la personne sont alors à identifier et à découvrir, tels les membres d’une communauté religieuse ou associative, la famille et les amis, des proches disparus, des animaux de compagnie, des êtres spirituels ou divins… Pour chacun à sa manière, ces êtres existent dans le contexte de vie et la vision du monde de la personne et participent – directement ou indirectement – au travail d’élaboration du sens à donner à l’expérience de maladie. Créer un espace pour reconnaître ces autres significatifs permet d’explorer plus avant la vision du monde de la personne, de comprendre s’ils sont enjeux et/ou ressources pour elle, et enfin d’honorer ces liens déterminants.
 
Si, lors de l’accompagnement spirituel, l’on peut être déboussolé par des croyances et pratiques religieuses autres, l’approche ethnographique rappelle quelques clefs pour les aborder. Ici, nous avons décrit quatre apports qui enrichissent la rencontre entre accompagné et accompagnant : exploration, décentrement, décentration et attention aux liens significatifs. Cette approche invite à oser la curiosité pour découvrir la vision du monde de la personne, à mettre en place une relation égalitaire, à prendre garde de circonscrire son propre système de références religieuses et ses valeurs, et à reconnaître les êtres significatifs pour la personne accompagnée. Ainsi, si l’altérité religieuse peut aussi s’expérimenter, lors de la rencontre, dans des tensions multiples (incompréhension, idéalisation, préconceptions, réduction…), elle offre, grâce à la relation qui se noue, la possibilité d’un renouvellement réflexif fécond pour chacun. Car ces rencontres qui déplacent et transforment, touchent, sans doute, à une Altérité plus grande encore.
 

Références

Netz, Aurélie , Les Cercles de Femmes. Ritualiser l'identité de genre dans les spiritualités alternatives, Paris : L'Harmattan, 2019.
 

Notes

1   Lire à ce propos l’ouvrage de Becci, I., Monnot, C., Voirol, O. (Eds.) (2018). Pluralisme et reconnaissance : face à la diversité religieuse. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

2   Becci, I. (2018 : 77). Vers la superdiversité religieuse : diversité, pluralité, pluralisme et reconnaissance. In I. Becci, C. Monnot, O. Voirol, (Eds.), Pluralisme et reconnaissance : face à la diversité religieuse (pp.73-91). Rennes : Presses universitaires de Rennes.

3   Becci (2018 : 83)

4   O’Reilly, K. (2012 : 5-6)

5   Laplantine, F. (2010 : 15). La description ethnographique. Paris : A. Colin.

6   Agier, M. (2012 : 53). Penser le sujet, observer la frontière. L’Homme, 203-204, 51-75.

7   Agier (2012 : 53-54)

8   Rossi, I. (1993-1994 : 55-58). Corps-sujet et miroirs culturels : santé et maladie : une diagonale anthropologique. In Les frontières du mal : approches anthropologiques de la santé et de la maladie = Kranksein und Gesundwerden im Spannungsfeld der Kulturen (pp. 47-64). Berne : Société suisse d'ethnologie

9   Cohen-Emerique, M. (2011 : 179). Pour une approche interculturelle en travail social : théories et pratiques. Rennes : Presses de l'EHESP.

10   Pour reprendre la parlante métaphore qu’avait employée notre formateur, le théologien Mario Drouin dans le cadre du CAS en accompagnement spirituel en milieu de santé, Formation continue UNIL-EPFL, Lausanne (Suisse) qui se déroulait au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV).

11   J’exclus dans ce propos des pratiques sanctionnées par un cadre légal. Sur l’intégration du choc culturel comme révélation pour les professionnels, lire Cohen-Emerique, M. & Rothberg, A. (2015). La méthode des chocs culturels : manuel de formation en travail social et humanitaire. Rennes : Presses de l'EHESP.

Mes remerciements vont à ma consœur anthropologue et accompagnante spirituelle Anne Alberti pour nos échanges des plus enrichissants à ce sujet !



Aurélie Netz, anthropologue et auteure, s’intéresse aux (spi)ritualités contemporaines et aux pratiques thérapeutiques. Elle travaille comme aumônière auprès de personnes mineures accueillies en institution, dans le cadre de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (Suisse). Elle est titulaire d’un master en sciences sociales (Université de Lausanne) et détient un Certificate of Advanced Studies (CAS) en accompagnement spirituel en milieu de santé (Formation continue Université de Lausanne - EPFL).
 






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