Réconcilier les parties fragmentées






Par Isabelle Bisson - 1er avril 2017

La prise en compte de la dimension spirituelle dans l’accompagnement des personnes vivant avec une dépendance est fondamentale. L’auteure propose d’abord ici, à partir de sa pratique, une réflexion sur l’importance de la dimension spirituelle pour les personnes en réadaptation. Elle rappelle ensuite quelques pistes concrètes pouvant orienter le travail d’accompagnement spirituel avec cette clientèle.


Si j’avais à illustrer l’être humain, je le ferais probablement avec une image de casse-tête. Parce qu’il est complexe et que tout, dans notre réseau de la santé, s’évertue à le définir par la somme de ses morceaux : les différentes parties du corps, les morceaux connaissance, intelligence, mémoire, la partie affective et son arc-en-ciel d’émotions et finalement, quand on ne l’oublie pas, la dimension spirituelle. C’est à cette dernière qu’on me rattache en tant qu’intervenante en soins spirituels. Je préfère pourtant me réclamer de l’humain en entier et voir l’image que représentera le casse-tête une fois assemblé plutôt que la somme des morceaux réunis. Le hic c’est que l’image sur la boîte n’est pas toujours disponible et claire. C’est la personne que nous accompagnons qui nous la fournit et pour elle aussi parfois sa vie ressemble plus à un tas de morceaux placés pêle-mêle dans le fond d’une boîte sans illustration.
 
Voici, de façon imagée, le contexte dans lequel j’interviens au Centre de réadaptation en dépendance de Québec, c’est-à-dire avec des gens dont la vie a volé en éclats à cause d’une dépendance à l’alcool ou aux drogues, au jeu ou à l’entourage. Dans ce contexte, quel est mon rôle, mon utilité, en tant qu’intervenante en soins spirituels?
 
Stephen H. Getsinger1, spécialiste en réadaptation de la toxicomanie et en psychologie des religions, a développé un modèle de compréhension des interactions entre spiritualité et dépendance. Il fournit un cadre intéressant pour le travail d’accompagnement spirituel en toxicomanie. Il dit, entre autres : « La dépendance aux substances psychoactives a pour effet de nous morceler, de faire éclater les liens qui unissent entre elles les dimensions de l’expérience spirituelle. […] La toxicomanie brise nos liens (intérieurs ou extérieurs) et provoque un emprisonnement, un renfermement sur soi-même dans un schéma d’autodestruction. La dimension spirituelle veut réparer ces liens brisés. […] La dépendance s’adresse à nous comme un objet et nous fragmente. La spiritualité s’adresse à nous comme un sujet en nous unifiant… » Il n’est pas le seul à prôner l’intégration de la spiritualité dans le traitement de la dépendance2.

Forte de la théorie de Getsinger et de la vision anthropologique tripartite qui inclut la dimension spirituelle à toute la vie biopsychosociale, je vois la spiritualité comme la voie qui permet à la personne de devenir elle-même, d’être le sujet de sa vie, de ses choix, de son désir. L’intervenant en soins spirituels tient un rôle important. Par sa formation, sa vision de l’humain, son attitude, sa posture d’accompagnement et sa capacité à se mettre à l’écoute des profondeurs, il peut écouter l’expérience partagée, entendre la dimension spirituelle dans celle-ci, la reconnaître et la refléter. Il est réceptif à la parole qui cherche à se dire à travers l’expérience. Cette écoute contribue à favoriser l’intégration de la dimension spirituelle, à diminuer la vulnérabilité et à restaurer l’intégrité. Ainsi il peut découvrir avec étonnement, avec la personne accompagnée, avant même d’avoir emboîté tous les morceaux de casse-tête, l’image « du dessus de la boîte », la valeur qui donne sens à sa vie, sa mission, ce qu’elle est depuis toujours.

 
Il ne faut pas penser que cette recherche spirituelle arrive seulement en fin de parcours pour les usagers de substances psychoactives. Elle existait avant. Ce désir de transcendance, de communion, de bien-être était là et peut-être même à l’origine de certaines expériences initiatiques qui ont mal tourné. Selon Pierre Brisson, professeur au Programme d’étude en toxicomanie de l’Université de Sherbrooke : « Le phénomène contemporain de l’usage de drogues chez les jeunes est lié à leur insatisfaction vis-à-vis du réel3 ». Il considère la prise de drogues comme un rituel de guérison, dont le sens et le symbolisme sont l’expression d’une quête spirituelle, d’une quête de transcendance qui peut s’avérer négative lorsque la recherche d’absolu, la soif d’unification intérieure et d’unité avec le Cosmos, de réconciliation avec la nature, le besoin humain d’accomplissement, de dépassement de ses limites et de transcendance ont été détournés. Alors, comment aider au travail de renaissance lorsque des personnes brisées, avec des morceaux de casse-tête plein les mains, se présentent devant nous?
 

D’abord identifier les besoins…

Mon expérience et une enquête publiée en 20094 auprès de la clientèle du Centre de réadaptation en dépendance de Québec m’ont permis de constater que les usagers de nos services sont habités par un désir profond d’être en relation avec soi, avec les autres et avec le Tout-Autre. Ils ont des besoins spirituels. Quelques chiffres révélateurs : on note que plus de 80 % des 331 participants à l’enquête ont des besoins importants d’être accueillis de façon empathique et inconditionnelle à travers de l’écoute, une présence, du support, et d’être considérés comme des humains à part entière. Neuf individus sur dix rapportent avoir besoin d’ouverture à la vie, c’est-à-dire se sentir libres intérieurement et faire confiance à la vie, tandis que 90,4 % disent avoir besoin de garder une attitude d’ouverture et de confiance face à l’avenir. Plus des deux tiers expriment le besoin de trouver un sens à la maladie, la perte, la vie et la mort et 89,3 % disent avoir besoin de faire un bilan de leur vie pour voir où ils en sont et ce qui est important pour eux. Quatre personnes sur dix considèrent important de trouver des réponses sur l’au-delà et de réviser leurs croyances. Entre le quart et le tiers des participants ont manifesté le besoin de rencontrer un intervenant en soins spirituels lors d’un entretien individuel ou en groupe. Lorsqu’on les interroge sur les finalités de ces rencontres à caractère spirituel, on rapporte le besoin de se pardonner à soi-même (56 %), chercher un sens à sa vie (55,8 %), vivre le deuil de certaines personnes (45 %), faire le deuil de la perte de capacités (38 %), pardonner à d’autres (35 %) ou demander pardon à quelqu’un (32 %). Les besoins sont bien présents et ils sont nombreux. Comment y répondre?
 

Offrir un accompagnement par des ateliers de groupe

Depuis plus de 10 ans maintenant, le Centre de réadaptation en dépendance de Québec offre aux usagers du Programme intensif de réadaptation pour adultes (PIRA) la possibilité de participer à des ateliers de groupe où les participants sont en lien avec d’autres personnes qui traversent les mêmes situations qu’eux à bien des égards. Ils sont accueillis de façon empathique, ils touchent à leur vérité, à leur fragilité et font l’expérience de l’exprimer. Le groupe devient un témoin et un soutien de l’expérience personnelle, des désirs profonds, des espoirs de chaque personne qui s’exprime5. À partir doutils variés tels les allégories, les photos langage, lapproche symbolique, la visualisation et la méditation, les participants entrent dans un laboratoire vivant. Ils acceptent dy vivre une expérience humaine dont ils sont le sujet principal. Lexpérience est parfois surprenante, tantôt dérangeante ou réconfortante; elle veut favoriser l’émergence du sens, des valeurs, des croyances, de la foi, du courage, de l’espérance et de la compassion. Et c’est ainsi qu’à travers des ateliers sur des thèmes variés comme la présence à soi, les valeurs profondes, la recherche du bonheur, l’estime de soi, le pardon à soi-même, l’espérance et les relations aux autres, j’accompagne ces questionnements, ces découvertes, ces prises de conscience, ces colères, ces apaisements et ces transformations discrètes qui s’opèrent en chacun.
 
William Miller l’affirmait en 1998 et je me joins à lui aujourd’hui : « C’est maintenant de la routine dans les traitements de la dépendance aux substances psychoactives d’inclure les dimensions biologique, psychologique et sociale. […] alors pourquoi ne pas aller vers un modèle qui inclurait l’aspect spirituel de l’être humain […]; pour ne plus ignorer cette source potentielle majeure de guérison. »6 Dans l’espérance, que les personnes aux prises avec une dépendance pourront non seulement assembler quelques pièces importantes de leur casse-tête, mais aussi distinguer un peu mieux l’image qu’il représentera et qui donnera de la valeur à toute leur vie.
 

Notes

1   Getsinger, Stephen H. “Spiritual Dimensions in Rehabilitation from Addiction”, Journal of Ministry in Addiction & Recovery 5 no 1, p. 13-29, 1998.
 
2   Lire aussi W. Miller, PBrisson, Koening.
 
3   Brisson, Pierre. Avant, pendant et après l’expérience psychotropes : plaidoyer pour une approche spirituelle de la question drogue, AITQ, Actes du XXXIIe colloque, 2004.
 
4   Tremblay, Joël, Blanchette-Martin, Nadine, Montreuil, Patrice, Berthelot, Francis, Gagnon, Dave L., Évaluation des croyances et des besoins spirituels et religieux des usagers du Centre de réadaptation Ubald-Villeneuve, 2009.
 
5   Biron, Christiane  et Yves Rochette. Rentrer chez Soi : Guide pour l’animation d’ateliers spirituels en groupe, Centre Spiritualitésanté de la Capitale-Nationale, 2011.
 
6   Miller, W.R., Reserching the spiritual dimensions of alcohol and other drug problems. Addiction, 93 (7), 979-990, 1998.
 



Isabelle Bisson travaille dans le réseau de la santé et des services sociaux depuis 12 ans comme intervenante en soins spirituels pour le Centre Spiritualitésanté de la Capitale-Nationale. Elle intervient principalement auprès de la clientèle en santé mentale de l’Institut universitaire en santé mentale de Québec et en toxicomanie au Centre de réadaptation en dépendance de Québec.




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