La transgression



Pour en parler, passer de l’éthique à la spiritualité



Par Dominique Jacquemin

La transgression se trouve généralement appréhendée dans le registre de la moralité en termes dualistes (bien / mal). Cette contribution invite à dépasser cette approche en l’inscrivant, au cœur de l’expérience, dans le registre de la spiritualité.

 
Généralement, en éthique, lorsqu’on parle de transgression, c’est pour qualifier une action « où on n’a pas bien fait les choses », « où on a fait des choses comme on ne l’aurait jamais fait, pas comme d’habitude… », et on en reste au seul niveau de l’évaluation morale de l’action en termes binaires : c’est bien ou mal. Sans négliger cette possible appréciation, j’aimerais me rapporter ici à un autre niveau de compréhension, celui de l’expérience. Une personne, par les circonstances de la vie, par sa profession, s’est trouvée mise dans des circonstances inhabituelles où elle doit se situer, d’une manière ou l’autre, en dehors de ses repères habituels, où elle doit franchir certaines frontières, repères qui habituellement donnaient sens, cohérence, confort à son action et à sa vie (par exemple, être sollicité par une demande de mort, quelle que soit la réponse donnée). Bien souvent, nous entendrons la personne dire : « je ne suis pas bien avec cela! » Pour tenter d’exprimer les choses, on aura dès lors recours aux notions d’identité morale (mes actions correspondent généralement aux valeurs que je porte, à la personne que je suis, sans trop de distance) et d’intégrité morale (l’écart que je peux ou non supporter entre mes valeurs habituelles et leur remise en cause dans une action particulière) pour expliquer le rapport entre transgression et souffrance morale lorsque la distanciation des valeurs s’avère trop grande.
 
Mais quelle serait ma définition de la transgression pour la poser davantage dans le registre de l’expérience plutôt que dans la simple évaluation éthique d’une action ? J’aime l’approche qu’en donne Roger Dorey1 lorsqu’il s’interroge sur ce que signifie aborder et tenter de vouloir penser cette problématique qu’il qualifie de démarche quasi impossible, tant elle nous saisit dans tout ce que nous sommes : « Tâche délicate, malaisée, impossible peut-être. On est tenté de dire qu’un interdit pèse sur toute réflexion portant sur la transgression (…). La transgression parle ailleurs et différemment ; je dirais même qu’elle nous agit plus que nous ne la comprenons, c’est peut-être la raison pour laquelle son être véritable semble échapper à toute saisie conceptuelle. »2 C’est bien sur cette notion d’ailleurs et d’indicibilité que je voudrais m’arrêter brièvement pour tenter de montrer l’insuffisance d’un seul regard éthique pour penser cette question en termes d’expérience.
 
En effet, si insuffisance il y a, c’est parce l’expérience s’inscrit, me semble-t-il, dans un niveau plus profond que la seule rationalité éthique pour se déployer au cœur d’une expérience spirituelle. Encore faut-il s’accorder sur une définition de la spiritualité ; démarche toujours assez complexe, nous le savons! À titre personnel, j’aime penser la spiritualité en termes de mouvement d’existence3. Ce mouvement d’existence nommé ici spiritualité, autrement dit le fait que la vie humaine soit une histoire, un lieu de changement que chaque humain porte et qui, toujours, le précède d’une certaine manière, est constitué de quatre dimensions intrinsèquement liées et en constante interaction : le corps, la dimension psychique, la dimension éthique comme visée du bien pour la vie et la dimension transcendante religieuse pour certains (cette dernière dimension religieuse n’est pas obligatoire pour qualifier la spiritualité, mais si elle est présente, il est nécessaire de la prendre en compte). Il importe de souligner ce lien, car le déplacement, l’affectation d’une seule de ces dimensions va concourir au déplacement de ce qui pose un sujet singulier dans la totalité de son existence avec, habituellement, un certain équilibre. Pour bien me faire comprendre, prenons quelques exemples. Lorsqu’une personne connaît une atteinte en son corps, c’est la totalité de sa vie qui se trouve conduite en un autre mouvement ; atteint d’une pathologie grave, le patient va se trouver atteint dans son équilibre psychique, parfois remis en question dans la visée du bien de ce qu’est sa vie – finalement, c’est quoi une bonne vie? – ou remis en cause dans sa foi, ses représentations de Dieu. L’importance de certains soucis pourra conduire à des troubles somatiques (hypertension, troubles de la digestion, maux de dos, etc.). Une dépression, quelle qu’en soit la cause, pourra également se manifester par le langage du corps (amaigrissement, fatigue…). L’interrogation éthique, dans ses perplexités et ses incertitudes de l’action, pourra avoir des répercussions dans le rapport au corps et à l’esprit lorsque le sens du bien, l’incertitude de la vie, des décisions prises ou non questionnent la personne. Tout cela pourra se traduire, pour le sujet croyant atteint d’une fragilisation de sa vie, en révolte, remise en question de la présence, de la justice de Dieu, avec toutes les répercussions que cela peut entraîner quant à la compréhension du sens de l’existence et à une manière d’habiter le monde.
 
Appréhender de la sorte la spiritualité en tant que mouvement d’existence reposant sur quatre pôles inséparables n’est pas sans conséquence pour penser l’expérience de la transgression en termes d’expérience et d’ailleurs, d’indicibilité qui, lorsqu’elle se trouve vécue, sollicite l’entièreté du mouvement de la vie, l’équilibre intérieur habituellement construit et vécu entre moi et ma vie, entre moi et les autres. En effet, lorsqu’une situation de transgression est vécue et que la personne dit : « je ne suis pas bien avec cela », de quoi parlera-t-elle? De son rapport au corps, à la vie psychique, à une représentation de la vie bonne, à ce qui la constitue en termes d’altérité, religieuse ou non? Quel sera le principal pôle affecté, avec quelle répercussion sur les autres pôles au point de devoir initier un chemin de réorganisation intérieure pour se retrouver elle-même?
 
Bien sûr, nous nous rendons bien compte de la dimension quelque peu schématique, pédagogique de cette approche de la spiritualité en termes de mouvement d’existence, mais peut-être permet-elle de mettre des mots sur la difficulté éprouvée à l’égard de la transgression en tant que telle, de mieux comprendre ce qui se passe en soi pour éventuellement et si possible, en rendre compte à d’autres. De plus, inscrire la transgression dans le registre d’une intériorité portant la vie me semble plus respectueux de la vie des sujets qui auraient parfois tendance à « s’enfermer » dans la seule dimension morale de l’évaluation de l’action. C’est « le tout » du sujet qui se trouve ici rencontré et davantage pensé.
 

Notes

1   Cité par Estellon V., « Éloge de la transgression ». Transgression, folie du vivre ? De la marche vers l’envol, L’Esprit du temps/Champ psy, 2005/2, n°38, p. 150.

2   Estellon V., op. cit., p. 150.

3   Jacquemin D., Quand l’autre souffre. Éthique et spiritualité, Bruxelles, Lessius, 2010, 208 p.
 



Dominique Jacquemin est Infirmier, prêtre, docteur en santé publique, HDR en théologie et il est actuellement professeur à la faculté de théologie et d’étude des religions à l’Université Catholique de Louvain. M. Jacquemin est  également directeur du réseau RESSPIR (Réseau soins, santé, spiritualités).
 



 

 




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