Entretien avec Rolande Parrot



S’accrocher à l’essentiel



Propos recueillis par Claudette Lambert -  1er avril 2017

Après avoir travaillé au diocèse de Joliette, puis de Saint-Jean-Longueuil où elle a été répondante à la condition des femmes, Rolande Parrot a occupé le poste de directrice et rédactrice en chef de la revue L’Église canadienne. De 1998 à 2009, elle a été adjointe au secrétaire général de l’Assemblée des évêques catholiques du Québec pour les communications et le laïcat. Elle a été l’une des fondatrices du réseau Femmes et Ministères créé en 1982. Femme d’action et de communication depuis 1968, Rolande Parrot a été la première rédactrice en chef de la revue Spiritualitésanté. Depuis cinq ans, elle est atteinte d’un mélanome, un cancer de la peau très agressif qui peut se répandre partout dans le corps. En quelques mois, elle a vu changer le cours de sa vie de façon radicale. La maladie et les traitements parfois dévastateurs ont brisé son énergie et fait surgir des émotions difficiles à gérer, mais elle a trouvé d’autres façons d’être présente et utile aux siens. Et surtout, elle a fait la paix avec la mort. La souffrance ouvre parfois des trouées de lumière qui débouchent sur des paysages insoupçonnés. Elle raconte ici son expérience de la maladie.


Claudette Lambert : L’annonce d’un diagnostic de cancer produit généralement l’effet d’un coup de tonnerre. Comment cela s’est-il passé pour vous?
Rolande Parrot : Ma sœur a d’abord remarqué que j’avais une tache anormale dans le dos. J’ai consulté un dermatologue qui m’a dirigée vers une chirurgienne. Le 2 décembre 2011, une date qui m’est restée en mémoire, tout en fixant son écran d’ordinateur elle me dit : « Vous avez un cancer, un mélanome, on va devoir vous suivre à vie! » Sur le coup, je n’ai pas compris grand-chose! Elle m’a référée à une oncologue qui m’a dit tout ce qui lui passait par l’esprit sur ce mélanome : « Vous avez une maladie grave, un cancer dangereux qui peut se répandre dans tous les organes vitaux de votre corps. Il se peut que vous viviez encore deux ans, mais on va vous soigner. » Je lui pose alors la fameuse question : « Qu’est-ce qui arrive si je ne prends pas de chimio? » « Dans neuf mois, vous êtes morte! Vous savez de quelle mort vous allez mourir, voulez-vous que je parle à votre famille? » Là, j’ai bondi. Je lui ai dit : « Excusez-moi, je ne suis pas mourante, je suis capable de parler à ma famille! » Je me suis jetée sur mon cellulaire et jai téléphoné à ma sœur, lui débitant tout ce que j’avais entendu, je ne sais plus dans quel ordre. Bien sûr, elle a fondu en larmes.

On me fait donc une première opération pour ratisser le dos au complet, mais ils découvrent que les ganglions sont affectés. Deux semaines plus tard, on me fait une autre opération pour m’enlever ces ganglions, et pendant quelques mois, je fais des allers-retours entre les différents spécialistes. Finalement, ils découvrent une trace de cellules cancéreuses sur les poumons, et me dirigent vers la chimiothérapie. Je reçois donc une première série de traitements qui ne produisent pas beaucoup de changement. Mon oncologue souhaite poursuivre avec une seconde série, mais le comité de spécialistes refuse. Ils préfèrent que je prenne le temps de récupérer. Je n’ai pas de malaise, mais je suis dans un état de fatigue incroyable. Il n’y a pas que le corps qui soit affecté, les facultés faiblissent beaucoup.
 
C’est tout de même rassurant de savoir que les médecins travaillent en équipe!
R.P. : Il paraît que je suis un cas! La deuxième série se déroule normalement, mais le dernier traitement est dévastateur. Je faiblis à vue d’œil, j’ai de l’œdème aux pieds, aux jambes, et une diarrhée incontrôlable qui me fait perdre tous mes sels minéraux. L’infirmière pivot croit que les choses vont rentrer dans l’ordre et ne juge pas nécessaire de m’hospitaliser, comme l’oncologue me l’avait recommandé si de tels effets devaient se produire. Ma sœur qui a travaillé toute sa vie dans un hôpital insiste pour que j’entre à l’hôpital et que j’y reste. Après quelques prises de sang, c’est la panique. Les coloscopies révèlent que mon colon est perforé à trois places. J’ai de grosses douleurs au ventre, on m’opère d’urgence. Mon oncologue m’a dit par la suite : « Vous avez failli mourir, vous êtes une survivante! »
 
Êtes-vous restée la personne déterminée, rationnelle et autonome que vous avez toujours été malgré la dépendance à la maladie?
R.P. : Jusqu’à mon opération majeure, j’ai été dépendante. Je faisais confiance à mon oncologue, j’écoutais tout ce qu’elle me disait, mais je vivais à l’intérieur de moi une série d’émotions que je ne me connaissais pas! J’avais des accès de colère que je n’avais pas l’habitude d’avoir et un fond de tristesse continuel. Je dois dire que je ne vis pas dans la joie exubérante… Quand elle m’a dit que j’allais mourir, ça m’a fait un tel choc que pendant des semaines je me suis vue dans un cercueil. J’ai complètement repassé ma vie avec les bons coups, les mauvais coups, j’ai revu les gens qui m’ont fait de la peine, ceux à qui j’en ai fait. J’étais dans un état de désolation intérieure profonde. Comme je suis croyante et que de temps en temps je lis les prières de la Bible, j’ai trouvé une petite phrase du prophète Isaïe qui dit : « L’Alliance arrive, le passé est passé, n’en parlons plus. » Jai donc décidé de laisser le passé de côté.
 
Êtes-vous restée craintive face aux traitements qu’on vous propose maintenant?
R.P. : Quand mon oncologue m’a proposé l’année dernière de poursuivre le traitement avec des comprimés qui auraient sans doute des effets secondaires comme de la diarrhée, j’ai dit non! « Je commence à être bien, laissez-moi le temps de vivre. » Alors j’ai décidé que je participerais à la gestion de ma maladie, c’est moi qui prendrais les décisions pour mes traitements. Mon oncologue a été un peu heurtée par ma réaction. Je lui ai dit : « Je n’ai pas de douleur pour le moment, quand je serai prête psychologiquement à accepter les effets secondaires, s’il y en a, je vous le dirai. » La relation est bonne avec mon médecin, je vois ses fragilités émotives et je suis capable d’assumer cela.
 
Vous avez donc repris un certain contrôle sur votre vie!
R.P. : Après mon opération, quand j’ai refusé les comprimés, je me suis rendu compte que je me mettais en confrontation avec mon oncologue, et j’ai réalisé que ce n’était pas comme cela que les choses allaient avancer. D’abord c’est une femme charmante, toujours souriante, continuellement en recherche, elle court les congrès sur les mélanomes. Alors j’ai décidé d’être solidaire avec elle, mais je lui demande de respecter mon cheminement et ma qualité de vie. Et elle les respecte. Si je suis démolie à chaque fois que je prends quelque chose et que ma famille doit me soutenir continuellement, je me demande à quoi ça sert de prolonger ma vie. J’ai 79 ans, je ne veux pas mourir demain, mais je n’ai pas 40 ans. Faut-il prolonger la vie indéfiniment si c’est dans un état de souffrance? Ma question est posée, j’ai presque la réponse... Je veux vivre ma vie et je tiens à ce que mon entourage puisse profiter de mon aide, de mon secours, de ma compréhension. Il faut dire que dans l’état de faiblesse, dans l’état de tristesse que donne le cancer, porter les souffrances des autres est au-dessus de mes forces.
 
Est-ce qu’on peut tout dire à ses proches?
R.P. : L’oncologue m’avait prévenue que j’avais une maladie chronique et que je devais être suivie à vie. Et de fait, ils m’ont enlevé des nodules il y a quelques mois et c’est revenu déjà. Alors quand je vis des émotions trop fortes en sortant d’une rencontre avec l’oncologue, j’appelle une amie qui m’écoute, sans poser de questions. On pleure ensemble s’il le faut, je laisse sortir… Et quand je parle ensuite à ma famille, je suis plus calme, je dis les choses en laissant de côté certains détails. Depuis longtemps je fais partie d’une petite fraternité. Nous sommes peu nombreux et je partage avec eux toutes les émotions que je vis, car je sais qu’ils peuvent les recevoir.
 
Quelle est cette fraternité dont vous faites partie?
R.P. : C’est une fraternité séculière de Charles de Foucauld. La spiritualité de ce religieux était centrée sur l’imitation de la vie de Jésus à Nazareth par la prière, la pratique de la pauvreté, la recherche de la justice et la fraternité. C’est un appel à la conversion du cœur. Il se voulait le « frère universel », ce quil fut dans le désert auprès des Touaregs. Les réunions de cette petite fraternité comprennent un partage sur des aspects récents de notre vie, un repas fraternel, une réflexion sur un texte de Charles de Foucauld suivie d’une période de prière personnelle. Ces rencontres me recentrent à chaque fois sur l’essentiel.

Qu’est-ce qui peut aider une personne gravement malade à reprendre courage, à conserver un certain contrôle sur ses émotions et sur sa vie, même quand elle est diminuée?
R.P. : On dit souvent que les pensées positives peuvent influencer le cours de la maladie, ou du moins aider à vivre les moments difficiles. Dans l’ensemble, je suis plutôt positive, mais il a fallu que je me resitue face à la maladie. Les pensées négatives font essentiellement du tort à soi-même. Il faut avoir assez d’estime de soi pour souhaiter s’en sortir tellement c’est triste à vivre. J’ai vécu des périodes d’une certaine noirceur. Constatant le tort que cela me causait, j’ai changé le cours de mes pensées en les transformant en action de grâce pour la vie, en exprimant ma reconnaissance aux personnes qui me soutiennent. Admirer la nature, écouter le chant des oiseaux, regarder des livres d’art sont des moyens de me maintenir dans une belle qualité de vie.
 
Dans un texte que vous avez publié sur le site de l’Archidiocèse de Montréal, vous parlez d’un désert intérieur. Cette sensation de désolation est-elle toujours aussi vive?
R.P. :
Je suis tombée dans un vide profond, j’ai vécu un désert intérieur où il n’y avait plus rien qui tenait. Je me demandais ce que j’allais devenir, il me fallait retrouver un sens à ma vie. Voyant que je ne pouvais plus être aussi active que je l’avais été dans ma profession, que j’étais devenue dépendante de ma fatigue, j’ai réfléchi, et comme j’ai la foi, j’ai prié et je me suis dit : « Quand je vais mourir, qu’est-ce qui va m’arriver si je rencontre le Seigneur au bout du compte? Va-t-il me demander à combien de réunions j’ai participé? Combien de textes j’ai écrits, combien de conférences j’ai données ou va-t-il me demander comment j’ai aimé les gens que je côtoyais? ». Alors maintenant cest ça le fondement de ma vie : aimer et servir. Je suis en service auprès de mes proches de différentes manières. À ma mesure évidemment! Mais il faut aussi que je trouve une porte dentrée du côté intellectuel. Vous savez, si vous me demandiez où je souhaiterais mourir, je vous répondrais, dans une bibliothèque! Les livres sont si importants pour moi.
 
Affronter la mort est un devoir qui incombe à chacun de nous. Parfois nous souhaitons tout simplement l’ignorer, mais la maladie oblige à voir venir la mort en face. Comment concilier l’impression intérieure que nous avons tous d’être immortels et l’obligation de devoir faire ses bagages?
R.P. :
La mort ne m’a jamais fait peur. J’ai toujours souhaité vivre ma vie en répondant le mieux possible aux appels intérieurs et aux interpellations qui font la trame d’une vie. Depuis que mon oncologue m’a prévenue que ma vie pourrait être de courte durée, je me prépare à l’inéluctable. Comme bien d’autres, j’ai traversé des épreuves physiques et morales, vécu des relations humaines difficiles, surmonté quelques défis professionnels dans la solitude intérieure. Pour moi la mort sera le couronnement de ma vie.
 
Malgré les déchirements, est-il possible de vivre sa mort sereinement et en complicité avec ses proches? Comment chacun doit-il trouver son chemin de sagesse à travers les larmes?
R.P. :
Mes sœurs et moi-même avons autour des 80 ans. Depuis ma petite enfance, je suis très proche de ma sœur avec qui je vis depuis vingt ans. La complicité se fait dans peu de paroles. Je crois que je devrai projeter la première une attitude de sérénité et d’acceptation de la séparation sur les autres membres de la famille que je vois moins souvent.
 
La foi chrétienne vous soutient-elle dans votre démarche?
R.P. :
La foi chrétienne est le centre de ma vie, mais elle n’est pas une béquille. Chaque personne peut livrer le combat de la maladie avec vigueur et détermination. Mais les enseignements et le témoignage de Jésus Christ agissent sur l’être humain au niveau du cœur et l’orientent vers l’essentiel. Ils reposent sur des réalités qui nous dépassent : l’amour inconditionnel, la miséricorde, la compassion, le pardon. Aimer chaque personne dans le respect de sa personnalité sans attente égoïste de notre part, au fil du quotidien, dépasse nos capacités naturelles, car nous avons tous une propension au jugement, à la violence verbale, à l’égoïsme… Seul l’amour du Christ envers tous et soi-même nous permet de nous dépasser en quelque sorte. La foi, entretenue par la prière, est pour moi une source de paix intérieure, de joie et d’espérance.
 
Une certaine solitude s’impose pour respecter vos nouvelles limites. Est-ce déjà un premier deuil à faire?
R.P. :
J’ai arrêté de travailler à 76 ans. Durant ma période d’hospitalisation et de grande faiblesse, je ne pensais à rien d’autre qu’à reprendre vie. C’est lorsque la condition humaine est assez bonne que l’ennui se fait sentir. J’ai dû vivre bien des détachements envers des personnes et envers ma profession. J’ai pris du temps à accepter une forme d’isolement et un changement complet de ma vie quotidienne. Heureusement, j’entretiens plusieurs amitiés par courrier électronique et cela me fait vivre.
 
On a tous commis quelques erreurs dans sa vie que l’on aimerait bien pouvoir gommer de ses souvenirs. Comment se pardonner à soi-même ce qu’on ne peut plus changer et faire la paix avec l’être imparfait que l’on a été?
R.P. :
Un trait de caractère, une parole un peu vive, une incapacité à respecter l’autre peuvent parfois marquer une personne longtemps. La souffrance se porte des deux côtés. J’ai finalement compris que le pardon n’est pas fait de honte et d’orgueil, mais d’acceptation de qui on est et d’humilité en laissant le passé derrière soi. Par contre, pardonner les peines causées par des personnes, surtout si elles sont encore proches de soi, est plus difficile. C’est un des lieux où ma foi chrétienne intervient me commandant l’humilité, la miséricorde et l’amour.
 
La fin de vie entraîne souvent de grandes souffrances physiques et morales. Il est beaucoup question actuellement de l’aide médicale à mourir. L’avez-vous envisagée pour vous-même?
R.P. :
J’ai vu ma mère mourir, et je crois aux soins palliatifs. Je ne porte aucun jugement sur les personnes qui demandent l’aide médicale à mourir. Je sais qu’il y a des gens qui vivent des douleurs atroces, mais pour le moment je ne souffre pas. Probablement que ça va arriver, mais il y a les médicaments. Ce que je crains, ce sont les adieux. C’est la période où il y a encore assez de lucidité pour faire ses adieux à la famille. C’est quelque chose qui doit être difficile à vivre pour tout le monde. À la fin de ma vie, je souhaite qu’on puisse me regarder sur mon lit de mort, comme j’ai regardé ma mère qui a été en agonie pendant quatre jours et quatre nuits. On pensait qu’elle n’entendait rien, on lui disait tout de même des choses à l’oreille, et on a été très étonnés qu’au bout de quatre jours elle dise à ma tante qui était tout près d’elle : « Tu me le diras quand ce sera la fin. » Alors je souhaite qu’on me regarde aller, qu’on me regarde dans la vie que j’ai vécue, et qu’on voie comment on s’est aimés ensemble. C’est ça qui est essentiel et on ne perd pas sa dignité. 




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