L’itinérance et les inégalités sociales dans l’angle mort de la lutte contre la COVID-19






Par Lucie Gélineau, Sophie Dupéré et Jimena Michea - 1 août 2020


Les auteures explorent comment, dans le contexte actuel de pandémie COVID-19, l’exclusion sociale met à risque les personnes en situation d’itinérance de contracter la maladie et comment les mesures mises en place exacerbent les fractures sociales et participent aux processus d’exclusion.


L’image ultime de l’exclusion sociale est pour plusieurs celle d’un homme seul dans la ville, dormant sur le bord de la rue et mendiant. Les visages de l’itinérance s’étant fortement diversifiés et allant grandissant, nous pouvons aussi penser aux jeunes, aux aînées, aux femmes, aux personnes transgenres, immigrantes ou autochtones, en ville mais aussi en banlieue et dans les campagnes. Ces situations d’itinérance sont parfois visibles, parfois cachées. Chacun-e a son histoire et ses raisons pour y avoir basculé. 

L’itinérance témoigne des dysfonctionnements de notre société : souffrances, tissu communautaire fragilisé, violences sexuelles et économiques, filet social désagrégé, chocs post-traumatiques, institutions de santé et de services sociaux défaillantes, renfermement sur une identité nationale étroite, cultures autochtones oblitérées par l’État et l’Église, pertes de repères. L’itinérance, c’est à la fois une rupture des liens familiaux et sociaux, une rupture du monde du travail et du monde numérique, une rupture des repères symboliques, culturels et religieux ; le tout accompagné de regards désapprobateurs, de stigmatisation et de violence. 

Pour nous, comme certains auteur.e.s, l’exclusion sociale ne réfère donc pas seulement à l’état d’une personne, mais bien à ces processus dynamiques qui précarisent, vulnérabilisent et désaffilient (Lechaume et Brière, 2014). 

Nous tenterons ici d’illustrer, à partir d’échanges avec les intervenants terrain, le suivi de l’actualité et nos savoirs, comment ce processus d’exclusion sociale s’accentue dans le contexte de pandémie de la COVID-19, où la distanciation sociale est prônée comme mesure pour aplanir la courbe de l’épidémie, car « distanciation sociale » n’est pas synonyme d’« exclusion sociale »! Contrairement à la distanciation, l’exclusion vécue fragilise encore plus les personnes en situation d’itinérance ; voire même, les mesures sanitaires mises en place participent au processus d’exclusion et à l’exacerbation des inégalités sociales. Voyons voir comment.
 

Quand en temps de pandémie, vivre une situation d’itinérance met encore plus à risque de contracter la maladie
Déjà plus fragiles

De nombreuses personnes sans abri souffrent de troubles mentaux et de multiples maladies chroniques, présentent parfois une polytoxicomanie et font face à des difficultés d’accès aux soins de santé. Leurs conditions les rendent d’emblée plus sujettes à des taux élevés d’infection et de mortalité précoce. Vivre une situation d’itinérance constitue donc en soit un facteur de risque face à un virus tel que le Coronavirus et soulève des défis en matière de dépistage et de traitement des personnes (Tsai et Wilson, 2020).

Être au courant, aide à se protéger. Or l’accès à l’information est difficile quand on est à la rue, par manque d’accès physique à internet ou faute d’avoir une adresse postale, ou vu la difficulté à discriminer due à des lacunes en littératie de la santé. On nous rapporte qu’il n’est pas rare que les gens arrivent dans les ressources d’aide en ne sachant pas qu’il y a pandémie ou en banalisant la situation ou la questionnant.

Alors que les mesures préconisées d’hygiène, de distanciation physique et de confinement sont ardues pour tous, elles sont, lorsqu’en situation d’itinérance, inopérantes voire même dangereuses, ce qui rend encore une fois les personnes plus vulnérables au virus. 
 

Mesure préconisée : se laver les mains et utiliser un désinfectant

En situation d’itinérance, l’accès à l’eau potable et aux services sanitaires est un enjeu de tous les jours. Les personnes développent des stratégies et utilisent les installations des services municipaux (i.e. bibliothèques et toilettes publiques), des commerces (i.e. stations d’autobus) et des ressources communautaires (i.e. centres de jour). Or l’accès à ces services en tant de pandémie est fermé, contrôlé ou restreint. Les personnes se retrouvent donc dans l’incapacité d’appliquer les mesures d’hygiène de base, en l’absence de lavabos, de douches et de savon.
 

Pratiquer la distanciation sociale

Vivre une situation d’itinérance, c’est faire l’expérience de la vie collective : dortoirs, réfectoires, salles de bain partagées, banques alimentaires, la rue. Y assurer des mesures de distanciation sociale est un enjeu ! Pour les femmes notamment autochtones en situation d’itinérance, elle est même dangereuse, les mettant à risque d’être victimes d’agression. Les pressions policières se font plus pressantes. On a même vue des municipalités vouloir renforcer les limites de temps d’utilisation des bancs publics. Les abris de fortune sont démantelés. Des organismes distribuent de l’équipement de camping pour faciliter le confinement. Se sentant plus observées, victimes de préjugés et de stigmatisation, expulsées des espaces publics ou empêchées d’y avoir accès, les personnes sont à risque de s’auto-exclure ou de s’isoler encore davantage.
 

Éviter les contacts avec des personnes malades

La mise en quarantaine des personnes en situation d’itinérance susceptibles de souffrir de COVID-19 et leur traitement, lorsque testées positives, représentent un défi de taille. Les intervenantes craignent que les refuges ne deviennent, à l’image des CHSLD, des foyers de la maladie. Certaines municipalités ont ouvert des lieux pour les personnes diagnostiquées ou celles en attente de résultats, en réquisitionnant par exemple des hôtels. À Québec, les personnes ont maintenant un accès rapide au dépistage, sur référence des travailleurs de rue et des refuges et bénéficient de transport vers les centres de convalescence.
 

Rester à la maison

Les personnes sont enfin plus vulnérables au virus du fait qu’elles n’ont tout simplement pas de toit. Quand ce qui tient lieu de toit est une Ressource d’hébergement ou un centre de convalescence, il n’est plus rare d’en voir l’accès restreint qu’aux seules personnes qui y étaient inscrites avant l’épidémie, par crainte de contamination. Et lorsque qu’autorisées, les personnes peuvent néanmoins avoir peur de s’y rendre par crainte d’y contracter la maladie. En l’absence de places, les femmes notamment recourent alors au “sexe de survie”, retournent dans des milieux violents ou encore précaires et insalubres, « par peur de se retrouver dans la rue bien qu’à la rue » (RAIIQ et Gélineau, 2008). Il n’est pas rare alors que la maison devienne un lieu où la vie est menacée.
 

Quand les mesures mises en place exacerbent les fractures sociales et participent aux processus d’exclusion
Tout le monde n’est pas égal face à ce virus

Le grand confinement entraîne son lot de fermeture d’entreprises et de pertes d’emplois. Ceci amène des difficultés à payer son loyer, ses dettes et à se nourrir. On assiste à une précarisation des ménages à faible revenu. La Covid-19 révèle l’effritement silencieux du filet social, à l’oeuvre depuis quelques décennies, lié notamment au néolibéralisme et à des facettes de la mondialisation. Initiative courageuse, le gouvernement canadien a instauré en mars 2020, la prestation canadienne d’urgence ‒ PCU de 500 $/semaine comme soutien temporaire du revenu que certains comparent à un revenu minimum garanti (David, 2020). D’aucuns mettent en lumière les paradoxes de la PCU à l’égard de la réalité hebdomadaire des travailleurs pauvres qui à temps plein au salaire minimum gagnent moins de 450 $ /semaine et que dire des bénéficiaires de revenu de derniers recours? Des groupes soulèvent la question : “comment expliquer ces disparités?” alors que tous ont un loyer à défrayer, voient les coûts des denrées augmenter, les coûts de livraison à assumer, les ressources communautaires de dépannage être débordées!

Cette pandémie rend non seulement les inégalités sociales plus visibles mais les aggrave. Aux États-Unis, on remarque que les communautés afro-américaines et chicanos sont plus à risques de contracter le virus et d’en mourir en raison d’inégalités socioéconomiques : surreprésentation dans les emplois de services, plus à risque de perte d’emplois, utilisation plus importante des transports en commun, quartiers défavorisés et logements surpeuplés, plus grande présence de comorbidité et le fait que plusieurs ne bénéficient pas d’assurance maladie de par notamment la nature de leur travail.

Ne pas prendre en considération ces inégalités sociales augmente le risque que les personnes en situation de vulnérabilité basculent dans des situations d’itinérance.
 

Des mesures qui accentuent l’exclusion économique des personnes en situation d’itinérance

Les gens se confinant, les stratégies de survie que sont la quête, la collecte des bouteilles ou la vente de revues deviennent inopérantes. La prostitution devient souterraine. Les gens se retrouvent sans gagne-pain ou encore à pratiquer dans des conditions qui mettent leur sécurité à risque. Le peu gagné, en monnaie sonnante, peut difficilement être utilisé, plusieurs commerces n’acceptant plus que les cartes bancaires. Or ces dernières nécessitent d’avoir un compte en banque. Et les frais d’utilisation sont souvent prohibitifs pour les personnes en situation de grande pauvreté. Les intervenants signalent que de nouvelles personnes se retrouvent ainsi à la rue, n’étant plus en mesure d’utiliser leurs stratégies de survie habituelles. 
 

Des mesures qui ne tiennent pas compte de la fracture numérique

Grand confinement oblige, on note la place prédominante de la technologie. Elle est devenue incontournable pour nous informer, nous éduquer, télé-travailler, socialiser, se divertir, se soigner via la télémédecine, commander ses biens et services, bénéficier des programmes d’aide et de soutien. Les personnes en situation d’itinérance ont difficilement accès aux technologies : les forfaits de données sont coûteux et il est difficile, avec la fermeture des lieux, d’avoir accès aux bornes wifi. Les stations d’ordinateurs partagés, sont pour raisons d’hygiène, retirées. Les personnes en situation d’itinérance se retrouvent donc une fois de plus exclu.e.s de cette norme numérique.
 

Une crise psychosociale qui accompagne, dans l’ombre, la réponse sanitaire

Les mesures de confinement, si elles visent à réduire la crise sanitaire, génèrent dans leur sillage une « récession sociale» (Klein, 2020), une «ère de souffrance sociale» et d’«épidémie de solitude imminente” (Rhee, 2020), générant une «deuxième pandémie», cette fois de crises en santé mentale (Choi et al. 2020). Les liens sociaux s’étiolent. La santé mentale se fragilise : celle des personnes qui souffrent déjà de problèmes de santé mentale, celle des travailleurs de première ligne et de la population générale. 

La réduction de services et la fermeture de ressources font elles aussi craindre une détérioration de la santé mentale et physique des personnes en situation d’itinérance. Ces ressources constituent des points de repère, des lieux d’écoute, de soutien matériel et affectif. Elles jouent un rôle de référence et d’accompagnement vers les services plus spécialisés et facilitent l’accès et la prise en charge des problèmes de santé physique et psychosociale.
 

Quels constats tirés

De ces observations, que l’exclusion, en temps de Covid-19, fragilise encore plus les personnes en situation d’itinérance et que les mesures mises en place accentuent l’exclusion et exacerbent les inégalités sociales, nous souhaitons tirer quelques constats et préconiser quelques mesures. 

  • La capacité de se protéger d’un virus et de se soigner ne devrait pas dépendre du statut socio-économique. Le souci de protéger toutes les personnes requiert de se pencher sur les revenus, les conditions de travail, le filet social afin qu’elles soient le moins à risque possible de basculer dans l’itinérance. Les travaux du Comité consultatif de lutte à la pauvreté pourraient ici nourrir la réflexion. 
  • Les mesures sanitaires mises en place ne doivent pas aggraver la situation des plus vulnérables. L’État doit avoir le réflexe de penser « iniquité » lors de leur mise en place. Les cadres relatifs à la justice sociale devraient baliser les choix et les décisions. Pour y arriver, il nous apparaît essentiel de produire des données désagrégées tenant compte de caractéristiques sociodémographiques, de mener des analyses différenciées et intersectionnelles, de façon à mieux cibler les interventions et comprendre les effets différenciés de la maladie et des mesures préconisées sur les personnes les plus vulnérables. 
  • On devrait d’emblée prendre en compte que certaines personnes n’ont pas de toit et que les ressources communautaires constituent pour plusieurs leur port d’attaches. Il y a intérêt à soutenir ces ressources, les maintenir voire les regarnir et à prendre soin des travailleurs du lien social qui les composent. Avec la fermeture et le resserrement d’accès dans les ressources de jours, de toxicomanie et de santé mentale, le danger d’agression, de surdose, d’incidents majeurs sont à la hausse. Avec l’apparition de nouveaux visages liée à la crise financière et psychosociale générée et les trous du filet social, les interventions sont plus complexes et sensibles. 
  • Vivre une situation d’itinérance, c’est vivre plusieurs formes et processus d’exclusion : sociale, symbolique, numérique, matérielle. Les choix d’action devraient en tenir compte de même que considérer les divers visages de l’itinérance et les lieux où elles se vivent : dans les villes, les banlieues, en milieu rural. Ceci demande d’adapter localement les mesures.
  • Pour y arriver, il est impératif de porter attention aux voix et besoins des premiers concernés. Ceci demande de recourir à l’expertise de ceux qui transportent ces savoirs de proximité que sont les milieux communautaires. Des cellules de crises ont été mises en place alliant collègues des Centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS), du communautaire et des municipalités, notamment dans certains centres de convalescence. Ceci soulève bien sûr des enjeux, notamment de reconnaissances des expertises, de disparités de salaires et de conditions de travail, mais ce travail concerté nous apparaît nécessaire. Bref, les programmes ne peuvent être uniquement pensés par la Santé publique. On gagne à intégrer les savoirs du communautaires, des travailleurs du lien social, des premiers concernés afin de penser des alternatives et mieux accompagner les personnes.


En temps de pandémie, ne fermons plus les yeux. Osons regarder les angles morts, et ainsi pouvoir nous dire, à la sortie de la crise : nous n’avons laissé personne de côté. (ATD Quart Monde, 2020) < 
 

Références

ATD quart-Monde (2020, 25 mars). Pandémie COVID_19 : ne laissons personne de côté. https://www.atdquartmonde.ca/blog/2020/03/25/pandemie-covid-19-ne-laissons-personne-de-cote/)

Choi, K. R., Heilemann, M. V., Fauer, A., & Mead, M. (2020). A Second Pandemic: Mental Health Spillover From the Novel Coronavirus (COVID-19).

Journal of the American Psychiatric Nurses Association.  https://doi.org/10.1177/1078390320919803

David, M. (2020). La mère de l’invention, Le Devoir. https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/575935/la-mere-de-l-invention.

Klein, E. ( 2020, 12 mars). Coronavirus will also cause a loneliness epidemic. Vox. https://www.vox.com/2020/3/12/21173938/coronavirus-covid-19-social-distancing-elderly-epidemic-isolation-quarantine

Lechaume, A., & Brière, D. (2014). L’exclusion sociale : construire avec celles et ceux qui La vivent. Québec, Québec: Centre d’étude sur la pauvrete et l’exclusion. 

RAIIQ et Gélineau, L. (2008). La spirale de l’itinérance au féminin. Québec : RAIIQ.

Rhee JY (2020, 30 mars). Existential Suffering and Loneliness With COVID-19. https://www.medpagetoday.com/infectiousdisease/covid19/85686

Tsai, J. & Wilson M. (2020). “COVID-19: a potential public health problem for homeless populations.” The Lancet Public Health 5(4): e186-e187
 



Lucie Gélineau, Ph. D. est professeure régulière aux programmes de travail social à l’Université du Québec à Rimouski, campus de Lévis. Chercheure au Collectif de recherche participative sur la pauvreté en milieu rural, elle s’intéresse aux questions touchant la pauvreté et l’exclusion sociale et accompagne les milieux de pratique dans leurs propres démarches de recherche sur ces questions.

Sophie Dupéré est professeure agrégée à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval et membre du Centre de recherche sur les inégalités sociales et les discriminations (CRÉMIS). Elle détient une expertise en santé communautaire et en promotion de la santé. Ses projets de recherche tentent de mieux comprendre les réalités des personnes en situation de pauvreté et de marginalité et d’améliorer les pratiques, programmes et services et politiques les concernant. Elle a mené des recherches notamment sur l’accès aux soins et l’équité en santé. Elle a également développé une expertise en lien avec des démarches de recherches participatives et de recherches fondées sur les croisements de savoirs.

Jimena Michea a étudié en science politique et en sociologie à l’Université Laval.  Elle possède une quinzaine d’année d’expérience professionnelle dans le milieu communautaire principalement dans le secteur de la défense des droits des locataires et des personnes en situation d’itinérance. Jimena a également évolué dans le milieu féministe, entre autres, à titre de coordonnatrice au leadership féminin à la YWCA Québec. Depuis 2013, Jimena coordonne le Regroupement pour l’aide aux itinérants et itinérantes de Québec qui a pour mandat de regrouper et représenter les organismes communautaires de la ville de Québec travaillant auprès des personnes en situation d’itinérance ou à risque de l’être. 





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