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Par Christian Grondin – 1er août 2025

Et si la solitude n’était pas un mal, mais une richesse ? Christian Grondin nous invite à la redécouvrir sous un nouveau nom : la « solitarité ». C’est là, dit-il, que naissent notre liberté et notre besoin des autres. En s’appuyant sur la science, la psychologie et la spiritualité ignacienne, il montre que l’amour vrai — celui qui se donne et se reçoit — est le seul chemin vers une vraie vie ensemble.

 
Quelque 13,8 milliards d’années. Voilà mon âge réel. Tous, autant que nous sommes, êtres vivants ou inanimés, sur la Terre jusqu’aux confins de l’univers, trouvons notre source dans une explosion initiale, à l’abri de toute observation humaine1. Chaque-un2, dispersé dans un espace sans frontières, participe de cette gigantesque aventure cosmique où tout est intrinsèquement uni. Chaque-un est intimement relié à l’UN3 originaire. Indéniable œuvre poétique, pure musique symphonique, réjouissant hymne cosmologique que cette vision orchestrée par la science contemporaine, et déjà intuitionnée, à certains égards, dans l’antique sagesse philosophique4.

Et pourtant, le chaque-un que je suis, bien qu’il porte, enfoui dans sa mémoire, la trace incandescente d’une communauté de destin, éprouve le sentiment lancinant d’une solitude, parfois même au bord de l’effroyable. Sentiment spécifique à l’être humain sur notre planète. Et peut-être même, jusqu’à preuve du contraire, au sein du cosmos tout entier — ce qui ne fait qu’accroître l’angoisse qui se tapit obscurément au fond de mon psychisme. De surcroît, ce sentiment de solitude est exacerbé par la conscience d’une vérité toute simple, au goût parfois amer, comme le chante Marie-Jeanne dans l’opéra rock Starmania : « j’ai pas demandé à venir au monde5 ». Étrange impression d’être jeté dans l’existence fortuitement, par la puissance aveugle d’un big-bang sans nom, et qui pourrait être ratifiée, malgré toutes nos protestations, par ce constat tragique : « Mais au bout du compte/on se rend compte/qu’on est toujours tout seul au monde6. »
 
Où la vérité de la Vie se trouve-t-elle ? Suis-je le destinataire d’une promesse de communion adressée par un Autre en qui tout est lié ? Ou suis-je largué en ce monde, abandonné dans un magma anonyme, laissé à moi-même ? Tourmenté à la fois par l’intuition confuse de l’UN et la blessure incurable de la solitude, suis-je condamné à vivre seul avec d’autres seuls ?
 

Naître : passer de l’un à l’unique

Pour ne pas vivre seul
D’autres font des enfants
Des enfants qui sont seuls
Comme tous les enfants7

 
Sur le plan de la genèse personnelle, c’est aussi de l’UN que surgit le chaque-un : quelque 38 semaines de vie intra-utérine pendant lesquelles je fais un avec ma mère. Puis me voilà expulsé de ma première demeure, cherchant mon propre souffle. Ainsi que l’ont démontré les travaux de psychologues comme Alfred A. Tomatis et Wilder Penfield, l’enfant conservera le souvenir, jusque dans les profondeurs de son inconscient, de cette expérience de l’UN qui a mis au cœur même de sa personne le goût mystérieux de la relation avec un Autre qui est tout.
 
Dès le travail d’enfantement s’amorce le dur labeur de la séparation, qui conduira progressivement à la naissance psychique d’un sujet individualisé. Émerge ainsi, petit à petit, le sentiment de mon unicité, avec la conscience — combien vertigineuse ! — que je devrai répondre de ma vie. Ici commence l’épreuve de la liberté existentielle, fissure infinitésimale dans l’ordre de la nature, subtile empreinte de la dimension de l’esprit chez l’humain. Liberté toujours vacillante, sans cesse à conquérir, à harnacher inlassablement à travers le tumulte des forces et conditionnements qui s’y opposent.
 
Au creux de l’exercice de ma liberté, prenant appui sur l’expérience même de la solitude, j’entends l’inexorable appel à un exode, à une sortie de l’espace de ma « tout-seulerie8 » vers d’« autres » qui partagent la même condition humaine. Mais comment cela peut-il se faire ? D’une part, le fantasme de l’UN fusionnel, écho de la nostalgie de la béatitude fœtale, me poussera vers la quête de l’objet comblant, cherchant à assimiler l’autre à moi, ou laissant l’autre m’absorber dans son moi, sorte de pulsion régressive vers l’indifférenciation, voire abdication de mon existence propre : « Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, l’ombre de ta main, l’ombre de ton chien9 ». D’autre part, a contrario, la peur du risque de l’altérité me retiendra dans l’enclos scellé du moi, nourrissant l’imaginaire asphyxiant d’une autosuffisance qui génère la spirale de l’isolement : « l’enfer, c’est les autres » (Jean-Paul Sartre, 1945). Dans l’un et l’autre cas, c’est l’impasse relationnelle. Toute communauté humaine semble dès lors bien illusoire. Y a-t-il donc une voie de salut ?
 

Vivre : assumer ma solitarité en l’Amour

Celui qui n’a jamais été seul
Au moins une fois dans sa vie
Peut-il seulement aimer
Peut-il aimer jamais10

 
Pour que l’édification d’une communauté soit possible, il appert que chaque-un doit vaincre la double tentation de l’indifférenciation et de l’isolement. L’expérience de la solitude, que j’appellerai aussi solitarité11 dans le but de l’affranchir du sens commun trop connoté, constitue une condition essentielle pour aller à la rencontre des autres. Pas de solidarité sans solitarité. L’enjeu sera d’accueillir ma solitude, de l’habiter, d’y consentir comme le don fondateur de qui je suis, sujet singulier au sein d’une humanité plurielle. La solitarité devient paradoxalement le chemin d’accès à la conscience d’une commune humanité, socle de toute communauté.
 
La solitarité est traversée par l’énergie vitale du désir, espace intérieur à jamais vide et ouvert, qui oriente chaque-un vers un au-delà de lui-même. Le dynamisme du désir témoigne d’une insatisfaction chronique inscrite au cœur du sujet. Le désir est par nature insatiable. Aucun objet, fût-ce un autre humain, ne peut le combler. Le désir ne peut davantage être contenu dans des mots. C’est ainsi que la solitarité, travaillée par le désir, excède le langage humain sur lequel reposent, apparemment, les sociétés. Si le langage, par la médiation des langues et des codes de vie, gère le lien social au sein des civilisations et des cultures, il est cependant incapable de fonder les relations qui créent, par le dedans, la communauté. Car celle-ci, en son sens fort, s’enracine dans une « logique » qui échappe aux lois et au contrôle de toute institution. C’est la logique de l’Amour.
 
Mais qu’est-ce donc que l’Amour ? Une pulsion érotico-libidinale ? Une émotion générée par le cerveau ? Un pieux sentiment né d’un effort d’autoconviction ? Un jeu de séduction ? Ou quoi encore ? Une chose est certaine, l’Amour dont il s’agit ne visera jamais à colmater la brèche du désir ou le sentiment de manque inhérent à la solitarité. Il en sera plutôt le garant et le fruit. Il devra transcender à la fois les forces centripètes de l’ego (absorption de l’autre par moi) et les forces centrifuges de la désintégration (absorption de moi par l’autre). L’Amour s’impose comme un programme de vie inscrit en chaque-un — ce dont témoigne l’appel vers l’autre jaillissant de la solitarité —, mais sa réalisation semble pourtant hors de portée tant il réclame un dépassement sans mesure.
 

Aimer : avoir foi dans le don

Donner pour donner
Tout donner
C’est la seule façon d’aimer
Donner pour donner
C’est la seule façon de vivre
C’est la seule façon d’aimer12

 
Puisque ce programme-quête tenaille l’humanité depuis l’aube des siècles, il peut être fécond d’interroger à ce sujet les grandes traditions spirituelles. Sans doute offrent-elles des chemins de sagesse éprouvés qui peuvent nous aider à entrer dans cette voie de l’Amour. À titre d’exemple, explorons plus spécifiquement la voie spirituelle ignacienne — celle que je connais le mieux —, au cœur du christianisme. Dans son œuvre la plus célèbre, Exercices spirituels, Ignace de Loyola13 achève le parcours proposé par un exercice intitulé « Contemplation pour parvenir à l’Amour ». Il l’introduit par deux remarques qui cherchent précisément à définir la dynamique de l’Amour et ce, notons-le au passage, sans aucune référence religieuse :
 
La première est que l’Amour doit se mettre dans les actes plus que dans les paroles.
 
La seconde : l’Amour consiste en une communication réciproque ; c’est-à-dire que celui qui aime donne et communique à celui qu’il aime ce qu’il a, ou une partie de ce qu’il a ou de ce qu’il peut ; et de même, à l’inverse, celui qui est aimé, à celui qui l’aime. De manière que si l’un a de la science, il la donne à celui qui ne l’a pas ; de même pour les honneurs et pour les richesses. Et ainsi en est-il de l’autre envers le premier (Loyola, 1985 : nos 230-231).
 
Dans une telle optique, l’Amour n’a rien d’une émotion doucereuse ni d’un concept abstrait que ne pourraient maîtriser que les savants et autres théoriciens patentés. Il est une pratique ou, mieux, un art de vivre qui concerne tous les humains. L’Amour se reconnaît dans les actes bien plus que dans les discours, d’où le défi d’en parler. Défi que relève, avec beaucoup de sobriété, la seconde remarque.
 
L’Amour est essentiellement une dynamique relationnelle, « une communication réciproque », où sont posés trois acteurs : l’aimant, l’aimé et le don qui circule incessamment de l’un à l’autre. À l’encontre du réflexe humain de l’accaparement, cette libre circulation de tout « avoir » suppose que chaque-un ne retient rien en lui-même ni pour lui-même. Il doit ainsi demeurer en chaque-un14 cet espace non saturable, constamment vidé et à jamais ouvert — le désir — que seule permet d’habiter, répétons-le, l’expérience consentie de la solitude, la solitarité.
 
Ainsi que le révélera la suite de l’exercice ignacien, tout don procède lui-même d’un donateur originel, cet Autre qui « désire se donner à moi autant qu’il le peut » et qui « travaille et œuvre pour moi » en toutes choses (Loyola, 1985 : nos 234 236). L’Autre originel, quel que soit le nom qu’on lui prête, s’identifie donc lui-même à l’acte du don, gratuit et inconditionnel, qui rend toute relation possible. En traversant ma chair, le don circule vers l’autre, et vice-versa, tissant une alliance en l’Autre, qui deviendra non pas simple communauté d’intérêts, mais communauté dans l’Amour. Le signe intérieur de l’inscription de ma vie dans ce mouvement-Amour sera la paix et la joie durables, qui soutiennent la marche jusqu’à transformer toute perte, y compris celle de ma propre vie, en don pour l’humanité.
 
C’est de cet Amour que naît et se développe toute communauté : de la petite communauté familiale à la communauté planétaire, en passant par les communautés électives, les communautés culturelles et les communautés politiques. Mais l’Amour, en tant qu’Autre originel, appelle l’assentiment de la foi. Aucune garantie ni aucune donnée probante ne vient ici à mon secours. La foi, qui ne peut s’éveiller qu’au plus intime de la solitarité, est un acte d’interprétation m’inclinant à contempler « comment tous les biens et tous les dons descendent-ils d’en haut [du donateur originel] ? Par exemple, comment ma puissance limitée descend de celle, suprême et infinie, d’en haut ; et de même pour la justice, la bonté, la compassion, la miséricorde, etc. ; comme du soleil descendent les rayons, de la source les eaux, etc. » (Loyola, 1985 : no 237)
 

L’accomplissement d’une promesse

Avec l’évocation de la source et du soleil, nous voici revenus à la grande aventure cosmique qui se déploie depuis près de 14 milliards d’années. Si tout est effectivement relié en cet univers, alors, selon une posture proprement spirituelle, l’agent liant porte le nom de l’Amour. Il est à la fois le donateur (l’origine) et le dynamisme même du don qui se communique en toutes choses.
 
En tant que sujet humain, je suis appelé à jouer un rôle unique dans l’élaboration de la grande communauté humaine. Je dois consentir à entrer dans ce jeu Amoureux de l’accueil et du don, faisant acte de foi en l’Amour : tout étant donné, je peux tout donner à mon tour, je ne manquerai jamais de rien. Cet appel à l’abandon confiant résonne dans l’espace de ma solitarité, là où loge le désir, « le lieu du cœur » selon une appellation commune aux grandes traditions spirituelles. L’Amour parle au cœur de chaque-un. Il est la Parole originelle, la promesse qui m’est adressée personnellement et qui réclame ma confiance.
 
Se dessine ainsi le « combat spirituel » au quotidien, l’attraction de l’Amour rencontrant l’opposition du doute puisque la vie, très tôt, aura déçu mes attentes. Ce n’est pourtant que la foi en cette promesse qui peut rassembler chaque-un au sein d’une vraie communauté humaine. Aussi le témoignage crédible de croyants est-il essentiel à cette fin. À leur manière, les personnes accompagnatrices spirituelles sont porteuses de cette foi. Gardiennes du cœur ouvert en chaque-un, ancrées dans leur propre expérience de la solitarité, leur écoute et leur regard sont tournés vers l’Autre, le Don originel inépuisable, ce IL qui circule entre JE et TU, créant la « communication réciproque » de l’Amour. La présence de tels témoins, spécialement auprès des personnes fragilisées par l’épreuve, confirme la fiabilité de la promesse et contribue à son accomplissement.
 
Plus encore, chaque acte de foi en l’Amour élargit la communauté humaine aux dimensions cosmiques. Il fait reconnaître dans le big-bang le grand don inaugural : « comme du soleil descendent les rayons, de la source les eaux, de l’explosion initiale l’univers… » Dans l’un de ses ouvrages, Hubert Reeves cite une lectrice : « On m’a dit : tu n’es que cendres et poussières. On a oublié de me dire qu’il s’agissait de poussières d’étoiles » (Reeves, 1984). Ajoutons : poussières d’étoiles qui sont autant de semences d’Amour.
 
Non, je ne suis pas condamné à vivre seul avec d’autres seuls. La communion universelle, en tant que fruit de l’Amour, est en pleine gestation.
 

Références

Sartre, Jean-Paul, Huis clos, Gallimard, folio théâtre, 2019 (première parution en 1945).

Loyola, Ignace de, Exercices spirituels, traduction d’Édouard Gueydan, DDB – Bellarmin, « Christus », n 61, 1985.

Reeves, Hubert, (1984) Poussières d'étoiles, éd. du Seuil, p. 9.
 

Notes

1   Il s’agit du mur de Planck, « la limite au-delà de laquelle les sciences qui étudient l’Univers n’ont plus rien à dire. On le situe à 10-43 secondes après le début de l’expansion. Entre le temps 0 (début de l’expansion) et ce temps approximatif de 10-43 secondes, on a une période très brève pendant laquelle personne ne sait ce qu’il s’est passé : l’Ère de Planck » [https://sciencespourtous.univ-lyon1.fr/lunivers-peut-il-etre-ne-a-partir-de-rien/].
2   L’expression « chaque-un », reprise tout au long du texte, veut mettre en lumière le caractère unique de chacun des sujets humains.

3   La figure de l’UN veut souligner l’aspiration à l’unité du genre humain et de l’ensemble de l’univers, inscrite au plus profond de chaque personne comme dans la mémoire du cosmos.

4   Voir, par exemple, le stoïcisme.

5   « La complainte de la serveuse automate », tirée de Starmania, paroles : Luc Plamondon, musique : Michel Berger, 1978.

6   « Les uns contre les autres », Starmania.

7   « Pour ne pas vivre seul », paroles : Sébastien Balasko et Daniel Faure, musique : François Rauber, 1972.

8   Selon les mots poétiques de Félix Leclerc.

9   « Ne me quitte pas », paroles : Jacques Brel, musique : Gérard Jouannest, 1959.

10   « Seul », paroles : Luc Plamondon, musique : Romano Musumarra, 2000.

11   Le néologisme « solitarité », associé phonétiquement à « solidarité », désigne la face positive de la solitude, c’est-à-dire la solitude pleinement assumée, qui permet d’accéder librement à des relations d’interdépendance.

12   « Donner pour donner », paroles : Michel Berger et Bernie Taupin, musique : Michel Berger, 1980.

13   Fondateur des Jésuites.
 



Christian Grondin est directeur du développement, de la programmation et de la recherche au Centre de spiritualité Manrèse de Québec et professeur associé à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. Son enseignement et ses travaux portent notamment sur la pratique des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, l’accompagnement spirituel et la formation à l’aide spirituelle dans les sociétés sécularisées.


Commentaires



 

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3 août 2025

Un immense oui à la solitarité car la communion demeure l'idéal toujours possible. Je me souviens d'un titre développé par Louis Laavelle : Tous les hommes en moi.

Par Agathe Brodeur
2 août 2025

Merci M. Grondin pour cette réflexion et mise en mot évocatrice que je souhaite lire et relire pour en saisir toute la profondeur et l'implication dans le mandat qui est le mien mais surtout l'impact dans ma propre vie.

Par Isabelle


Dernière révision du contenu : le 29 juillet 2025

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