
Par Valérie Thomas-Leitao – 1er août 2025
Valérie Thomas-Leitao partage son expérience auprès des personnes en fin de vie. Elle parle de solitude, de silence, de présence et de ce fil invisible qui relie les êtres jusqu’au dernier souffle. Inspirée par sa pratique en soins spirituels, elle signe une réflexion sensible et profonde sur l’accompagnement comme un art : celui d’être là, pleinement, au seuil de la vie.
Traces de l’intime
L’art de l’écart, de lire entre les lignes, s’immisce dans ces premiers pas d’accompagnement en fin de vie. Là, j’ai rencontré la mort, non plus idée lointaine ou abstraction théorisée, mais réalité incarnée. Elle avait un visage. Puis plusieurs. Des noms. J’ai rencontré des personnes vivant le grand passage. Des mains chaudes ou tremblantes, crispées, ouvertes ou glaciales. Des corps douloureux. Des esprits encore vifs. Des mercis murmurés. Des regards brûlants, des regards qui s’éteignent. Des souffles courts, des longs expires. Des craintes à demi dites, des confessions trop longtemps refoulées. Et surtout, des silences parfois creux, parfois enveloppants.
Ces accompagnements étaient comme des prières incarnées : deux êtres, face au grand silence, se découvrant eux-mêmes, dans leur humanité, leur finitude. C’était une ouverture à cette paix que Denis Vasse évoque, « qui n’est pas évitement du combat entre la vie et la mort, mais risque pris de vivre en mortel et de mourir en vivant » (Vasse, 1980). Les trames de vie et de mort s’entrelacent, portées, ponctuées, reliées par un souffle qui nous traverse. Ce même souffle, jailli à la naissance, vient aussi clore le passage. Entre le premier cri et l’ultime soupir, nos existences se tissent, portées par ce souffle unique, qui nous relie, depuis une solitude, toujours singulière.
Au cœur de nos solitudes se loge un mouvement de don, d’accueil, un lieu de désir. Bien qu’il soit imprégné de ce qui nous rend humains, cette solitude est aussi un lieu de souffrance, heurtés à nos limites, témoins des idéaux qui chutent. Maladie, crise, mort, perte, deuil : autant d’expériences qui rompent le fil ordinaire de notre espace-temps nous reconduisent à cette présence-absence qu’est la solitude, vécue et incarnée au plus intime de notre être. Accompagner les patients en milieu hospitalier, c’est rester attentif à ces irruptions du réel qui nous traversent tous ; elles nous déstabilisent, nous exposent, et nous plongent dans une solitude fondamentale.
Passer de l’isolement à la solitude : un enjeu d’accompagnement
Accueillir cette solitude, à répétition, sans sombrer ou glisser vers un repli sombre ou désespéré tel que l’isolement, que signifie-t-il ? Je ne veux pas m’empresser de répondre avec une solution, car la réalité de l’accompagnement représente des allers-retours, un chemin à pétrir. Une piste qui me semble féconde serait celle de commencer par consentir à la solitude pour sortir de l’isolement.
Cette posture d’accueil commence peut-être par un travail en soi ; faire de l’espace pour habiter sa propre solitude. Si souvent nous sommes encombrés intérieurement, à peine capables de respirer librement. Denis Vasse distingue avec justesse : « l’isolement diffère de la solitude en ce qu’il nie la possibilité de l’ouverture à l’autre […]. On ne se délivre de l’isolement que dans l’apprentissage de la solitude » (Vasse, 1997). C’est tout l’enjeu de l’accompagnement : permettre à chacun de quitter le mur de l’isolement pour habiter une solitude féconde, qui ouvre à la rencontre. On ne guérit de l’isolement qu’en apprenant la solitude. La véritable solitude, n’est pas un mur : c’est un seuil. Elle ouvre un passage nécessaire, par lequel on apprend à être avec soi, sans se fuir, et avec l’autre, sans se confondre. Apprendre la solitude, c’est oser cette distance qui fait place. C’est découvrir qu’on peut être soi sans cesser d’être pour les autres, et qu’on peut accueillir l’autre sans s’abolir soi-même.
Accompagner, ce n’est pas combler un vide, ni faire taire la solitude de l’autre. C’est s’approcher de ce lieu où il se tient, seul, face à lui-même. Non pour s’y introduire de force, mais pour y faire halte, et voir s’il est possible, ensemble, d’y tracer un nouvel abri, un espace plus habitable, plus solide, d’où l’on pourrait enfin tendre la main vers l’autre (Julien, 2000). Il ne s’agit pas de rompre l’isolement d’un geste héroïque, mais d’aider à bâtir, une solitude qui tienne debout. Une solitude vraie, choisie, féconde et non ce vide social ou affectif où l’on s’éteint sans bruit. Il existe des solitudes habitées et des vies peuplées désertes. Certains vivent seuls, mais profondément reliés. D’autres sont entourés, salués, intégrés et pourtant coupés de tout, comme s’ils traversaient la vie dans une bulle insonore. Ce que nous cherchons, dans l’accompagnement, ce n’est pas d’effacer la solitude, mais d’aider à en faire un lieu d’appui, un point d’ancrage à partir duquel l’autre pourra choisir de sortir de l’isolement, non par fuite, mais par rencontre.
La solitude habitée : un chemin de crête
Qu’est-ce que la solitude, au juste ? Ce n’est pas l’absence de l’autre ni le vide autour de soi. C’est un lieu intérieur, parfois aride, parfois fécond, où je me tiens en relation. La solitude est une chambre ouverte. Elle ne nie pas l’autre, elle l’attend. Elle n’efface pas le monde, elle s’y prépare. Elle est le berceau du désir, non sa tombe. « Le solitaire… marche sur ce chemin de crête où il côtoie l’angoisse du néant et le délire de la surpuissance sans jamais se laisser prendre à leur mirage. Il devient seulement ce qu’il est : un être entre d’autres êtres. » (Vasse, 1997.) L’isolement, lui, est d’une autre nature. Il coupe, il ferme, il durcit. Il dit : l’autre est danger, l’autre est altération, l’autre est menace. Il ne laisse plus de place au désir, ce souffle premier qui nous rend vivants, ce mouvement en nous vers l’autre.
Celui que la solitude n’effraie plus a appris, souvent dans la douleur, que la présence n’est pas une fusion qui avale tout, et que l’absence n’est pas nécessairement un abandon sans retour. Dans la relation à l’autre, il évite peu à peu les naufrages anciens : celui de se perdre entièrement dans l’autre, et celui de l’effacer totalement quand il s’éloigne (Vasse, 1997). Il découvre un espace plus juste, plus respirable où l’on peut aimer sans se confondre, où l’on peut s’éloigner sans se renier, un espace de tension vitale.
Dans l’accompagnement spirituel, c’est vers cette liberté intérieure qu’on chemine, pas à pas, en silence parfois. Aider l’autre à découvrir qu’il peut exister pour lui-même, non dans l’isolement, mais dans une solitude habitée, est peut-être l’un des gestes les plus profonds de la présence. Accompagner, ce n’est pas inonder l’autre de mots ou de sens. Ce n’est pas dire pour lui ni savoir à sa place. C’est garder ouverte la porte du silence, offrir un espace où sa propre parole pourra naître, fragile, hésitante, mais vraie. L’accompagnant n’est pas un phare, imposant sa lumière. Il est peut-être plus comme une veilleuse, présente juste assez, sans effacer l’obscurité nécessaire à la naissance de l’intime. Dans l’écoute spirituelle, il ne s’agit pas d’abolir l’isolement d’un mot bienveillant, mais d’oser habiter, avec l’autre, ce lieu fragile où la solitude devient présence, et où, parfois, le désir se remet à respirer.
La solitude, ici, ne gagne rien à être idéalisée. Elle n’est ni refuge héroïque ni promesse de sérénité. Mais je la reconnais comme le lieu nu, essentiel, où peut naître la rencontre véritable. Dans l’accompagnement, cette solitude n’est pas un obstacle, elle est fondation. Elle demande un dépouillement discret : laisser derrière soi les images de ce que l’on croit être, de l’idéal thérapeutique de celui qui saurait, qui tiendrait, qui guérirait. Car ici, nous n’avons réellement aucune prise. Nous sommes simplement là, présents et vulnérables, dans cet espace intérieur où l’on ne confond plus notre élan de vie avec le besoin de sauver. Cette solitude devient la condition d’une vraie rencontre et protège la différence, elle creuse un espace où l’autre peut être vraiment autre et pourtant infiniment proche.
La traversée vivante de l’écoute : un acte de foi
Dans l’accompagnement spirituel (où l’on se fait « compagnon »), l’écoute commence par un espace dépouillé, où l’autre pourra exister sans être capturé. Écouter, ce n’est pas comprendre tout de suite, ni chercher à consoler, encore moins expliquer. La solitude, loin d’être un repli, devient alors le berceau d’une parole possible, d’une écoute ouverte, d’un souffle partagé. Elle se distingue de l’isolement, ce mur froid où le désir ne circule plus. Dans l’écoute spirituelle, la solitude est traversée vivante : elle protège la différence et rend la rencontre possible (Vasse, 1997).
Écouter vraiment, c’est poser un acte de confiance radicale, un geste de foi en ce qui, en l’autre, demeure insondable et relève de sa solitude. C’est croire, sans preuve, que l’être humain porte en lui un mystère qui mérite d’être accueilli (Vasse, 1997). Faire confiance, d’abord, à celui qui est là, tout proche, celui dont la parole hésite, vacille, ou s’élève. L’autre, dans sa vulnérabilité, devient alors le visage visible d’une altérité plus vaste, plus lointaine, celle de l’Autre avec majuscule, présence indicible, irréductible, qui échappe à toute prise, à toute maîtrise (Vasse, 1997). Dans l’écoute spirituelle, il ne s’agit pas de comprendre pour contenir, mais d’accueillir ce qui dépasse, ce qui résiste, ce qui échappe. C’est là que réside la dignité de la rencontre : dans ce pas de côté qui consiste à faire confiance à ce qui nous dépasse, à se tenir présent, non pour cerner le mystère, mais pour y faire place.
Dans l’espace de l’accompagnement, là où le silence pèse autant que les mots, l’écoute devient un acte de foi. Ce n’est pas seulement entendre l’autre, mais croire qu’un souffle circule entre deux êtres. Denis Vasse le dit avec justesse : « Croire que vous pouvez m’écouter quand je parle, c’est déjà une position de foi. Et croire que je peux vous répondre quand vous me demandez de parler, c’est une position de foi : je crois que vous pouvez m’entendre » (Vasse, 1980). Ce n’est pas un échange de mots, mais une rencontre de souffles, une traversée du manque habité par le désir de lien. Ainsi, avant même la foi, il y a la confiance, discrète, première, fragile comme une porte entrouverte. Elle rend possible cette aventure intérieure où l’on s’approche de l’autre sans le saisir, en accueillant simplement sa parole comme un don (Julien, 2000).
Cet espace qui respire
Nous nous tenons souvent à distance les uns des autres, parfois sans même le savoir, étouffés dans des carapaces rigides qui nous protègent du vertige de la vraie rencontre. Dans l’accompagnement, il ne s’agit pas de briser ces carapaces de force, mais de créer un espace. Un espace où une distance juste permet, paradoxalement, un véritable rapprochement. C’est cette tension vivante que Denis Vasse évoque : le thérapeute, ou l’accompagnateur, établit une distance qui rend possible la rencontre (Vasse, 1997). Car il y a des éloignements qui ne sont pas des fuites, mais des respirations. Dans cet espace respecté, une parole peut surgir, fragile, et être accueillie sans emprise. C’est là que naît la possibilité d’une vraie communication, où l’écoute devient hospitalité pour l’autre (Bellet, 1989), même dans son silence, même dans son éloignement.
Il n’y a pas de raccourci vers cette qualité de présence. Elle se pâtit, se mûrit, se tisse au fil des rencontres. Elle implique de renoncer à une toute-puissance. Elle suppose un désir d’altérité : celui de rejoindre l’autre dans sa part la plus singulière, à partir de la nôtre. « La spiritualité prend le risque de l’élan vers l’inconnu », disait encore Vasse (Vasse, 1980). Ainsi, l’accompagnement devient trace, passage, chemin, traversée, espace vivant entre solitudes singulières. Une expérience où le silence parle, où le mystère ne se résout pas, mais se partage. Une manière d’être ensemble, au plus près de l’invisible. Une présence à ce qui passe, à ce qui reste, à ce qui se donne dans l’écoute. Au creux de nos solitudes traversées, nous entendrons peut-être un souffle commun qui respire et qui fait vivre notre désir.
Références
Bellet, Maurice. (1989). L’Écoute. Paris : Desclée de Brouwer.
Julien, Jacques. (2000). « Le souffle du désir parlant dans la chair ». Studies in Religion/Sciences Religieuses, 29(2), 147–165.
Vasse, Denis. (1997). « De l’isolement à la solitude ». Christus, Hors-série (174), 107–118.
Vasse, Denis. (1980). « La voix qui crie dans le désert ». Esprit, (43–44, nouvelle série), 63–68.
Valérie Thomas-Leitao est doctorante en spiritualité, éthique et théorie sociale à l’Université Concordia. Forte de 10 ans d’expérience dans le réseau de la santé, elle a œuvré en soins spirituels, éthique appliquée, partenariat patient et en évaluation des technologies, contribuant à l’amélioration et à l’humanisation des soins et services hospitaliers.