Hospitalité et accompagnement du sujet souffrant






Par Didier Caenepeel - 1er août 2015

L’hospitalité invite au déplacement et à la capacité de se laisser transformer. En s’inspirant du philosophe Ricœur, l’auteur propose d’abord une réflexion sur la souffrance comme expérience d’étrangeté par rapport à soi et à autrui. Il évoque ensuite les prolongements de cette expérience dans l’accompagnement d’un sujet souffrant.


L’hospitalité est un concept qui n’est pas étranger au monde de la santé. Historiquement et étymologiquement, le terme a donné son nom à l’institution dans laquelle les soins sont organisés et dispensés: l’hôpital. On le retrouve également associé au monde de la pérégrination et de l’accueil, avec le développement des traditions et des structures d’hospitalité présentes dans différentes cultures et religions. Par ces deux ancrages, l’hospitalité se trouve intimement liée aux pratiques d’accompagnement. Après avoir analysé le mouvement d’hospitalité et les dynamiques qui le structurent, nous dégagerons sa pertinence et sa portée pour penser les pratiques d’accompagnement du sujet souffrant.
 

Souffrance, étrangeté et hospitalité

Si l’hospitalité peut être vue comme une dynamique essentielle à toute rencontre ou relation humaine, elle revêt une importance toute particulière dans le cadre de la rencontre d’une personne faisant l’expérience d’une souffrance. Le philosophe Paul Ricœur propose un modèle phénoménologique de la souffrance comme expérience d’altération qui s’exprime sur deux axes croisés : altération sur l’axe du rapport agir/pâtir (capacité d’agir, de se dire, de se raconter, de s’estimer) et altération sur l’axe du rapport soi/autrui (incompréhension, isolement, hostilité, enfermement)1. En nous inspirant de ce modèle, nous pouvons voir la souffrance, dans ses dimensions physiques, psychologiques, sociales ou spirituelles, comme une expérience d’étrangeté s’exprimant sur un double registre: une expérience d’étrangeté par rapport à soi et à sa propre subjectivité de laquelle le sujet souffrant se retrouve décroché et une expérience d’étrangeté dans le rapport à autrui, un repli ou coupure dans la relation à un autre ou à une communauté. Cette expérience d’étrangeté se manifeste à travers l’économie d’un triple rapport: rapport au corps avec une altération sur le registre de la perception (douleur, atteinte à l’intégrité, perte d’autonomie, dépréciation, etc.), rapport à la parole avec une altération sur le registre de la signification (parole soufflée, faussée, détournée, impossible, etc.) et rapport au temps avec une altération sur le registre de l’orientation (temps brisé, « dé-compté », inconnu, déserté, confisqué, etc.). Une souffrance, prise ici dans sa dimension globale, initie une « crise de sens » ; ces mêmes modes – corps, parole, temps – dont l’expression est altérée ou défaillante étant les vecteurs qui soutiennent la construction du sens2. Cette expérience d’étrangeté qui caractérise le vécu du sujet souffrant invite à penser une « réponse » en termes d’accompagnement structuré en mouvement d’hospitalité.
 

Le mouvement d’hospitalité dans la rencontre du sujet souffrant

Le mouvement d’hospitalité entre deux personnes peut être vu comme étant structuré par deux dynamiques: une exposition mutuelle et un accueil réciproque. Une première dynamique de l’hospitalité consiste, pour les sujets, à « s’exposer » l’un à l’autre. L’exposition dans la rencontre de l’autre est une expérience de dénuement. La fragilité d’autrui renvoie le sujet à sa propre fragilité, et la rencontre de cet autre entraîne l’épreuve de la vulnérabilité. Pour le sujet souffrant, la vulnérabilité s’exprime à travers la double expérience d’étrangeté – par rapport à soi et par rapport à autrui – qui accompagne toute souffrance. L’enjeu de la rencontre sera alors d’articuler un espace symbolique et signifiant pour y recevoir cette expérience et l’inscrire dans un double mouvement d’hospitalité: faire hospitalité au sujet souffrant pour lui permettre à son tour de faire hospitalité à ce qui le rend étranger à lui-même. Pour le sujet qui rencontre l’autre souffrant, la vulnérabilité peut se manifester par le fait qu’il devra quitter son espace de certitude et de maîtrise, voire de confort, pour être en mesure de rejoindre l’autre, à se « rendre » en quelque sorte à cet autre. Cette fragilité mutuellement perçue et reconnue est la condition même d’une véritable rencontre. C’est à travers l’exposition de sa propre fragilité qu’un sujet peut rejoindre autrui souffrant. La notion d’exposition rejoint ici celle de compassion comme mouvement par lequel on se laisse toucher, éprouver, par celui ou celle qui souffre. Cette exposition mutuelle des sujets conduit à une deuxième dynamique de l’hospitalité consistant pour les sujets à s’accueillir mutuellement. Donner l’hospitalité, se faire l’hôte d’un autre, c’est l’accueillir au sein de sa propre maison, de son propre espace. Mais, ce faisant, comme le souligne Derrida, c’est aussi celui qui accueille qui fait l’expérience d’être reçu comme hôte au sein même du lieu qui est le sien:

« L’hôte qui reçoit (host), celui qui accueille l’hôte invité ou reçu (guest), l’hôte accueillant qui se croit propriétaire des lieux, c’est en vérité un hôte reçu dans sa propre maison. Il reçoit l’hospitalité qu’il offre « dans » sa propre maison, il la reçoit « de » sa propre maison – qui au fond ne lui appartient pas. L’hôte comme host est un guest. […] L’accueillant est d’abord accueilli chez lui. L’invitant est invité par son invité. Celui qui reçoit est reçu, il reçoit l’hospitalité dans ce qu’il tient pour sa propre maison, voire sur sa propre terre […]3. »


L’hospitalité consiste ainsi à recevoir l’autre en même temps qu’on se reçoit soi-même chez soi. Dans cet accueil de l’autre souffrant, on peut être tenté de maîtriser l’approche, de prendre possession de son espace et de son temps, sur la base de ce qu’on estime bon pour lui. Ce faisant, on évite d’emprunter un chemin de reconnaissance et d’accueil qui s’ouvrirait à ce que l’autre apporte. Or, « pour qu’il y ait accueil, il faut que celui qui est accueilli puisse partager ce qu’il apporte comme il aura à prendre part de ce qui lui est offert. Accueillir, ce n’est pas se mettre en avant, mais laisser l’autre s’avancer4. » L’accueil de l’autre, en tant qu’autre à qui on laisse aussi l’initiative d’accueillir, devient expérience de visitation qui creuse celui qui accueille; expérience d’exposition radicale et de transformation.

Ne touche-t-on pas là la vraie raison pour laquelle il nous est difficile d’accueillir? Si nous laissons le visiteur s’avancer, il va s’introduire dans notre vie. Nous avons peur de cette aventure, car, nous qui étions trop sûrs de ce que nous allions lui proposer, nous ne savons pas ce qu’il va nous demander, nous donner. Assurément ce ne sera pas ce que nous avions prévu, et nous craignons cet inattendu. Accueillir, c’est accepter ce qui est autre, quelqu’un d’autre, autre chose. Plus grave encore, c’est laisser s’ouvrir la possibilité que cet autre vous rende autre à votre tour. Qui ne fait pas cette expérience quand il aime? Ce n’est pas moi qui vais par mon accueil imposer mes conditions à celui qui vient, mais ce sera peut-être lui qui me changera5.

Ce mouvement d’hospitalité structurant la rencontre d’un sujet souffrant repose sur la conjugaison de deux moments paradoxaux et complémentaires: d’une part, il s’agit de se préparer pour recevoir l’autre qui arrive et, d’autre part, il s’agit de se laisser surprendre en s’ouvrant à cet autre dans sa propre singularité. L’hospitalité articule ainsi un registre économique avec la mise en place de schèmes mentaux et de conditions pour l’accueil et un registre éthique par lequel on se laisse surprendre et déplacer dans son accueil d’un autre avec son altérité et ses besoins propres imprévisibles ou qui se manifesteront autrement que prévu et attendu.

La dynamique d’accueil réciproque conduit les hôtes à se laisser mutuellement déplacer. Par l’accueil, l’hospitalité opère le passage d’une exposition mutuelle à une « ex-position », un déplacement et un décentrement, de leurs lieux propres respectifs. Entrer dans un espace d’hospitalité, c’est être conduit à se mettre en mouvement pour être en mesure de rencontrer l’autre dans un « mi-lieu », un « entre-deux », sur lequel aucun n’a d’emprise préalable. L’hospitalité appelle ainsi un double déplacement où l’un et l’autre deviennent en quelque sorte des étrangers, des migrants en quête d’accueil mutuel. Il y va ici de se risquer dans un espace marqué par l’incertitude, la non-maîtrise et le non-contrôle sur le déroulement de la rencontre. Prendre ce risque conduit à nous redécouvrir en ce qui nous tient véritablement dans notre propre humanité.
 

Le déploiement de l’accompagnement en perspective d’hospitalité

Le concept d’hospitalité ainsi thématisé est structurant pour les pratiques d’accompagnement. Une démarche d’accompagnement d’une personne en souffrance (crise, maladie, fin de vie, etc.) peut être pensée comme mouvement d’hospitalité réciproque entre deux sujets qui se font chacun l’hôte l’un de l’autre. En « réponse » à la souffrance de l’autre qui se manifeste comme un mouvement d’étrangeté sur son triple rapport au corps, à la parole et au temps, l’accompagnement est appelé à se déployer précisément en un mouvement d’hospitalité empruntant ces trois axes. Face à l’étrangeté qui marque le rapport au corps, il s’agit de soutenir la capacité de perception défaillante par une hospitalité déployée dans le corps à corps de la rencontre. Ici, la qualité du regard joue un rôle essentiel. Face à l’étrangeté qui attente au rapport à la parole et à la capacité de se dire, l’accompagnant est appelé à permettre à l’autre de faire hospitalité à sa propre parole. Cela est d’abord possible par la mise en place d’un espace d’écoute. Enfin, face à l’étrangeté que ressent la personne souffrante dans son rapport au temps, l’accompagnement visera à rendre le temps habitable dans une hospitalité déployée en termes de présence6. Faire hospitalité dans la perspective du rapport au temps, c’est transformer un temps chronométrique, subi ou décompté, en un temps chronologique, vécu et habité, qui retrouve sa densité et sa texture d’histoire sensée.

L’accompagnement qui s’initie dans une offre d’hospitalité et qui se constitue dans un mouvement croisé d’hospitalité est appelé à se déployer et à se consolider en un mouvement d’alliance, un « faire communauté ». Un passage peut alors s’opérer entre la rencontre, dynamique propre à un espace d’hospitalité, et la relation, dynamique propre à un espace d’alliance. Au cœur de cet espace d’alliance – espace de communion et de compagnonnage – où deux sujets cheminent ensemble et font communauté (étymologiquement, un cum-munus, un « travail avec », une tâche partagée), l’hospitalité continue à être nécessaire pour éviter que la relation ne se fige ou ne soit prise pour acquise. L’accueil de l’autre est appelé à être continuellement suscité et retrouvé. Une relation, consolidée en alliance, n’est viable dans le temps que si elle permet aux sujets de s’ouvrir à de nouvelles rencontres l’un de l’autre, de se relancer mutuellement des offres mutuelles d’hospitalité. L’accompagnement est proprement constitué dans un travail d’alliance hospitalière. Une hospitalité qui ouvre sur une alliance. Une alliance dans laquelle l’hospitalité est toujours réofferte à la personne que l’on accompagne. De plus, la relation nouée en alliance est appelée à s’ouvrir à d’autres pouvant à leur tour entrer en relation hospitalière avec cette personne. Ici encore, le concept d’hospitalité, entendu comme capacité d’ouverture et d’inclusion, devient critère permettant de mesurer la qualité de l’accompagnement. L’hospitalité-alliance ou « hospitalliance7» apparaît ainsi comme la dynamique structurante d’un accompagnement réussi, alors que rencontre et relation se retrouvent liées ensemble pour permettre à l’humain de mener à bien la tâche essentielle qui consiste à s’accueillir, par autrui, en sa propre humanité.
 

Notes

1   RICŒUR, P. « La souffrance n’est pas la douleur », dans J.-M. VON KAENEL (dir.), Souffrances. Corps et âme, épreuves partagées, Paris, Éditions Autrement (Mutations, 142), 1994, p. 60-67.

2   D. Caenepeel, « Penser le point d’appui et le point d’impact de la spiritualité dans l’espace du soin: sujet(s), objet ou relation de soin? », dans G. Jobin, J. M. Charron, M. Nyabenda (éds.), Spiritualités et biomédecine: enjeux d’une intégration, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013, p. 21-39.

3   DERRIDA, J. Adieu à Emmanuel Lévinas, Paris, Galilée (Incises), 1997, p. 79 (souligné par l’auteur).

4   JACQUEMONT, P., J.-P. Jossua et B. Quelquejeu, Une foi exposée, Paris, Cerf, 1972, p. 62.

5   Ibid.

6   Sur les attitudes (regard, parole, présence) dans l’accompagnement spirituel, voir J. Pereira, Accompagner en fin de vie. Intégrer la dimension spirituelle dans le soin, Montréal, Médiaspaul (Interpellations, 15), 2007.

7   Pour un développement du cadre théorique qui soutient ce concept, voir les chapitres 4 et 5 de D. Caenepeel, Penser le soin en psychiatrie. Perspectives éthiques et théologiques, Montréal, Médiaspaul (Brèches théologiques, 44), 2010.
 



Didier Caenepeel, frère dominicain, est professeur de théologie morale et de bioéthique au Collège universitaire dominicain d’Ottawa. Docteur en théologie et docteur en sciences fondamentales, il est membre de divers comités d’éthique clinique et d’éthique de la recherche dans des institutions de santé au Québec et en Ontario. Ses intérêts de recherche portent principalement sur les questions de bioéthique et d’éthique clinique, notamment dans les domaines des soins palliatifs et de la psychiatrie.




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