Cet étranger inconnu… mon frère



Réflexions d’un moine sur l’hospitalité



Par André Barbeau - 1er août 2015

Les monastères sont reconnus comme des lieux d’accueil, de repos et de ressourcement. L’auteur rappelle cette réalité, fort importante, et la manière dont elle se pratique concrètement chez les Cisterciens de St-Jean-de-Matha et au monastère de Tibhirine ou des moines ont été assassinés en 1996.


L’Ordre Cistercien de la Stricte Observance comprend aujourd’hui 170 monastères répartis dans une cinquantaine de pays. Depuis les origines en 1098, tous nos monastères ont une hôtellerie pour accueillir des gens en quête de sens, des chercheurs de Dieu, des êtres désireux d’écouter le silence dans la solitude de la nature ou la louange de la prière monastique. L’Abbaye Val Notre-Dame, jadis à Oka de 1881 à 2009 et maintenant à Saint-Jean-de-Matha depuis le 1er mars 2009, a elle aussi un espace d’accueil où les gens peuvent venir en retraite pour quelques jours.
 

L’accueil monastique

L’hôtellerie n’est pas un hôtel: il n’y a pas de facturation. À ceux et celles qui le demandent, nous disons à titre indicatif ce qu’il nous en coûte pour les accueillir pour une nuitée et trois repas. Les hôtes laissent ce qu’ils peuvent et personne n’est jamais refusé pour une question d’argent. L’accueil est une valeur traditionnelle en christianisme.

La lettre aux Hébreux ne dit-elle pas (He 13,2): « N’oubliez pas l’hospitalité, car, grâce à elle, certains sans le savoir, ont accueilli des anges. » Des anges! L’Écriture met la barre très haute. Mais la Règle de saint Benoît que suivent les moines du Val Notre-Dame entre dans la même perspective en insistant au chapitre 53: « les croyants, les pèlerins et les pauvres doivent être reçus comme le Christ lui-même. » Derrière ces mots, il y a toute une vision de Dieu et de l’être humain, une théologie et une anthropologie. Le jugement final de chacune de nos vies sera porté sur notre capacité à discerner le sacré et le divin en tout être humain… L’Écriture dit encore (Matthieu 25,31-46): 

« J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, soif et vous m’avez donné à boire; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli; nu, et vous m’avez vêtu; malade, et vous m’avez visité; prisonnier, et vous êtes venu à moi. […] Et chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. » 


Le Christ s’est identifié à tout être et à tout l’être, y compris dans ce qu’il a de plus vulnérable, sa nudité, sa maladie, sa dépendance qui le retient prisonnier. Il est uni à cet être et il nous appelle à discerner le divin en lui, à le servir et à l’aimer.

Accueillir des hôtes dans un monastère implique toute cette dimension d’ouverture, de gratuité et de fraternité. Nous sommes 4 500 dans notre Ordre. Il y a sept milliards d’êtres humains sur la terre. C’est dire qu’il y a plein d’autres manières de pratiquer l’hospitalité et l’accueil de l’autre. Celle qui est évoquée ici est la nôtre et elle nous donne la possibilité de vivre et de faire vivre une fraternité qui dépasse les liens du sang, de la race et de la culture pour devenir simplement humaine. Des lois déterminent et encadrent la liberté et l’égalité, mais la fraternité entre nous tous demeure sans cesse un pari et un défi pour toute l’humanité. Une visite à un malade peut devenir une véritable visitation. Je viens à lui porteur d’un secret, porteur d’un amour et d’une paix que j’ai reçus. Et je ne sais pas comment m’y prendre pour livrer et partager ce secret. Vais-je même le lui dire? Est-ce que je peux même le lui dire, vu son état de santé? Comment le dire? Comment m’y prendre? Faut-il le cacher et me taire devant la souffrance du malade? Mais lui aussi, il porte un secret; lui aussi, il est porteur de lumière et d’amour. Je suis venu auprès de lui pour qu’il ne soit pas seul, pour être avec lui, tout simplement, car l’accueil de l’autre commence ainsi par une rencontre. Et alors que je me pose plein de questions, c’est lui qui commence à parler, me dit bonjour et me laisse entrevoir ce qu’il porte en lui. Et il me donne ce que je pensais lui apporter. Mystère de nos rencontres.
 

La différence et l’expérience de la fraternité

En 1996, sept moines cisterciens du monastère de Tibhirine en Algérie ont été enlevés, détenus pendant 56 jours puis assassinés et décapités. Le prieur de la communauté, P. Christian de Chergé a laissé un testament spirituel dans lequel il pose la question de l’unité entre tous les hommes à travers toutes nos différences. Dieu aurait pu nous faire tous pareils; il nous a plutôt fait le don de la différence pour que nous cherchions comment parvenir à l’unité entre nous en jouant avec nos différences: « (À ma mort) sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec Lui ses enfants de l’Islam tel qu’il les voit… » Ce que Christian dit de nos frères musulmans vaut aussi pour tous nos autres frères avec lesquels nous vivons tellement de différences culturelles, générationnelles. Alors pour commencer à incarner concrètement la valeur de fraternité en laquelle il croyait si profondément comme être humain et comme moine chrétien, Christian pendant plus de trois ans, a cessé de parler des terroristes et des militaires; il les a plutôt appelés frères de la montagne et frères de la plaine, allant ainsi à la personne, sans s’arrêter seulement à ses actions ou à ses habits, et avec le désir de rencontrer dans chaque personne le frère. La manière dont nous parlons des autres et aux autres jouent sur la relation que nous voulons établir. Dans sa pièce de théâtre, Tête d’or, Paul Claudel a une phrase qui illustre bien notre propos. On peut traiter quelqu’un d’imbécile; on peut aussi dire de lui qu’il est un homme nouveau devant une réalité inconnue. Pour Claudel, les deux expressions désignent la même réalité, mais l’effet sur l’autre n’est certainement pas le même. Frères de la montagne… ou terroristes… C’est indéniable: l’effet n’est pas le même. L’hospitalité, l’accueil de l’autre demande qu’il puisse avoir un espace dans notre vie. Et cet espace naît de la manière dont nous parlons de lui et avec lui.

Beaucoup de monastères depuis 1098 jusqu’au début des années 2000 n’avaient guère de possibilités pour savoir à l’avance qui viendrait frapper à leur porte pour y être accueilli. Certains jours, les pèlerins, les pauvres, les jeunes, les chercheurs de Dieu se présentaient en plus grand nombre et il fallait improviser à la cuisine. Mais le vrai défi n’était pas d’abord au niveau de l’intendance. Il fallait surtout gérer la différence entre tous ces hôtes. Or la différence souvent fait peur au lieu d’être perçue comme une richesse. En accueillant les hôtes comme le Christ lui-même, les moines allaient directement à la personne et, bien plus, ils cherchaient à rejoindre un frère ou une sœur dans chacune de ces personnes. Dans le désir des moines de partager le goût du Divin, de donner accès à une expérience unique du spirituel, il y a aussi une proposition de fraternité universelle. Les hôtes sont accueillis par une communauté de frères qui veulent partager la paix intérieure et la joie de vivre qui les habitent. Et pour devenir contagieux, ce partage n’a pas besoin de beaucoup de mots. Les moines vivent en silence et dans le recueillement; ils réservent leurs paroles à la prière de louange sept fois par jour à l’église du monastère. C’est davantage le climat du monastère et le témoignage d’hommes priants qui créent l’atmosphère propice à la fraternité.

Sur le site de l’Abbaye Val Notre-Dame, à l’onglet hôtellerie, la section « disponibilités » permet de constater qu’il faut réserver six mois à l’avance pour pouvoir venir faire un séjour de trois jours à l’Abbaye tant les demandes sont nombreuses, trop nombreuses pour les 12 chambres de l’hôtellerie monastique. Il y a aussi des hôtes qui viennent pour un jour seulement à l’occasion d’une fête liturgique ou d’un événement particulier. Ces hôtes sont de toutes provenances et tous âges. Nous avons une rencontre annuelle avec des frères soufis de tradition musulmane: nous vivons alors toute une journée ensemble, partageant le repas, la prière, l’échange, l’amitié. Des frères d’autres confessions chrétiennes nous visitent en groupe une fois l’an, mais certains d’entre eux reviennent sur une base régulière pour vivre une journée de retraite et de silence et ils partagent alors la prière des moines. Nous recevons aussi des leaders, des entrepreneurs, qui font une pause de deux ou trois jours pour prendre le temps de discerner les priorités de leur vie, de se donner de l’espace et du temps pour rêver et créer, pour faire silence avant de reprendre la parole quotidienne. Nous accueillons également des détenus ou des hommes qui ont des heures communautaires à effectuer. Il y a aussi bien entendu des groupes de touristes qui s’arrêtent une petite heure à l’Abbaye pour découvrir l’architecture et les bons produits faits par les moines. Il y a enfin toutes les personnes qui viennent individuellement se recueillir, prier, rencontrer un moine pour un entretien spirituel.
 

Croire en l’autre

Un jour, je reçois une lettre d’un homme détenu en prison sans possibilité de libération avant 25 ans. Il approche les 65 ans et il lui reste encore à ce moment-là quatre ans à faire en milieu carcéral. C’est dire la gravité de son crime. Pourtant l’homme a fait tout un chemin de conversion et de transformation et il veut vivre désormais autrement. Il me demande s’il serait possible pour lui de venir vivre comme familier au monastère à sa sortie. Je lui réponds et nous échangeons ensuite quelques lettres, peut-être une dizaine en tout. Quatre ans plus tard, il se présente à l’accueil et me rappelle sa demande initiale tout en commençant par me remercier de ma toute première lettre. Hélas, je ne me rappelle pas du tout ce que j’ai bien pu lui dire à l’époque et je lui demande ce qu’il a retenu. Il me répond: « Votre lettre commençait par « Cher Monsieur » alors que je n’étais plus un « monsieur » et encore moins « cher » pour qui que ce soit. Votre lettre m’a rendu ma dignité. » La manière dont nous parlons des autres et aux autres peut changer une vie. Et ce que nous taisons des autres peut aussi parfois devenir déterminant. En accueillant cet homme et en l’introduisant comme familier dans notre communauté, je n’avais pas dit aux frères qu’il sortait de prison à la fin d’une longue peine de détention. Les frères l’ont donc reçu comme un frère et il est mort au monastère quelques années plus tard en laissant un bel exemple de vie. Ce que l’on sait de quelqu’un nous empêche parfois de vraiment le connaître. On lui colle une étiquette. Les frères ne savaient rien de son passé et ils lui ont laissé un espace où la résilience a fait son œuvre et lui a permis de créer de nouvelles relations fraternelles et de finir ses jours dans une grande paix intérieure entouré d’êtres qui l’aimaient en frère.

L’hospitalité, c’est un chemin vers une fraternité universelle. La lettre aux Hébreux dit que « sans le savoir, certains ont accueilli des anges ». Tous les hôtes ne sont pas des anges bien sûr, nous le savons par expérience et par connaissance de nous-mêmes. Mais il y a toujours un chemin vers le divin et le sacré en l’autre: c’est le chemin du compagnonnage, de l’amitié, de l’amour. Un chemin qui commence par l’accueil de l’autre tel qu’il est et qui se parcourt ensemble quelques heures, quelques jours ou de longues années. 

Un jour – c’est dans le livre de l’Exode (3,12-14) – Dieu révèle qui il est à Moïse: « Je suis en train de devenir qui je suis » et lui dit cela tout juste après lui avoir fait une promesse: « Je suis avec toi. » N’est-ce pas la plus belle déclaration d’amour que l’on puisse échanger avec un autre être humain: « Je suis en train de devenir qui je suis… en étant avec toi. » L’accueil de l’autre, de tout autre, dans notre vie est une source… de surprise, de bonheur et de vie!
 



Moine cistercien-trappiste depuis 1976, profès solennel et prêtre depuis 1982, André Barbeau est né à Montréal le 31 mars 1950. Secrétaire central de formation de l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance de 1992 à 1996 et secrétaire de l’Abbé Général de 1993 à 1996, il visite la plupart des monastères de l’Ordre. Supérieur puis Père Abbé à l’Abbaye Notre-Dame d’Aiguebelle (France) de 1996 à 2006, il devient, en 2008, Père Abbé à l’Abbaye Val Notre-Dame. Éditeur des Cahiers de Tibhirine de 2004 à 2006, il est maintenant, depuis 2007, éditeur des collections Pain de Cîteaux et Voix monastiques. L’Islam compte parmi ses sujets d’intérêt.




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