Entre la mort retardée et la mort précipitée



L’accompagnement spirituel en fin de vie


 
Par José Pereira | 1er décembre 2017
 
Le temps dont il est question dans cet article est celui de la fin de vie et de la mort. Tant pour la mort retardée, soit celle que l’on cherche à repousser par un acharnement thérapeutique, que pour la mort précipitée par le recours à l’aide médicale à mourir, l’auteur plaide en faveur d’un accompagnement spirituel qui permet d’ouvrir à un temps d’écoute, de compassion et d’empathie.
 
Mourir est devenu compliqué de nos jours. Comme intervenant en soins spirituels dans le milieu de la santé, je suis quotidiennement confronté à des situations difficiles où la réalité de la mort se voit sans cesse repoussée ou retardée pour gagner encore un peu de temps, et cela trop souvent au prix de grandes souffrances. Le face à face avec la mort qui survient « à son heure » est fréquemment perçu et vécu comme un échec, tant par les soignants que par les patients et leurs proches. Aujourd’hui plus que jamais, la mort semble devenue l’ultime contrariété à l’attente d’une vie sans fin et d’une autodétermination toujours davantage revendiquée. Cette attente se transforme en idéologie alors qu’elle se voit soutenue et promue par les promesses engendrées par les progrès de la médecine.
 
Récemment, un nouvel enjeu s’est introduit dans la gestion de la fin de vie avec la loi québécoise encadrant l’aide médicale à mourir (AMM). Ces demandes d’aide à mourir ne cessent d’augmenter, faisant ainsi du moment de la mort lui-même un objet de maîtrise. Si les progrès de la médecine ont souvent conduit à retarder la mort, voilà que la médecine se trouve maintenant sollicitée pour précipiter la mort selon un calendrier que l’on se donne désormais en tant qu’individu confronté à sa finitude. La volonté de précipiter la mort traduit souvent celle d’accélérer l’étape du mourir. Dans un contexte d’usure, le temps de la fin de vie – un temps qui possède son rythme propre – n’a plus de sens; il devient alors grand temps de mettre fin à une vie perçue comme désinvestie de toute valeur et de tout sens possibles.
 

La mort retardée

Le mythe du progrès empêche souvent les personnes confrontées à leur mort de porter un regard lucide sur la finitude. Cette dénégation des limites conduit fréquemment à une escalade des soins en fin de vie dans une logique d’acharnement thérapeutique, faisant des institutions de soins – dont la raison d’être et la mission première devraient être de soulager la souffrance – des lieux de production de souffrance et de violence sur un corps qui ne demande pourtant qu’à mourir.
 
Cette souffrance, générée au sein même de l’univers soignant, peut être le résultat d’un soin devenu disproportionné et qui fait naître de faux espoirs auprès des grands malades aux prises avec de multiples pathologies chroniques et marqués par une extrême fatigue de vivre. Alors que tout leur corps n’appelle qu’au repos, à la dormition et à la paix, on s’obstine trop souvent à maintenir l’espoir de retarder la mort par la prescription de tel examen, de telle séance de réadaptation, par l’installation d’un gavage ou encore par la répétition des admissions et des séjours dans les unités de soins intensifs, et ce, quelquefois jusqu’au bout d’un temps vécu de manière intolérable.
 

La mort précipitée

Pour certains malades en fin de vie, après de longs combats contre la maladie et le report continuel de l’échéance de la mort, la difficulté de devoir encore vivre et lutter à corps perdu – un corps qui n’en finit pas de mourir – peut devenir insupportable. La crainte de l’incertitude et de la déchéance s’installe. Comment continuer à vivre avec ce corps dont on perd la maîtrise et dont on se sent toujours plus prisonnier? Comment vivre le moment actuel alors qu’on se voit confisquer son temps présent par la clinique et son temps à venir par la mort prévue? L’expression de saint Jean de la Croix, « je meurs de ne pas mourir », peut ici illustrer une mort qui devient voulue, car elle apparaît désormais comme la solution ultime et urgente à cet épuisement et à cette détresse; une mort si longtemps retardée qu’elle tarde désormais à venir et qu’elle finit en quelque sorte par appeler une mort précipitée.
 
Une certaine normalisation, et parfois même une banalisation, de l’aide médicale à mourir – que nous pouvons observer se profiler progressivement dans les milieux de soins – résulte du fait que beaucoup de personnes aux prises avec leur détresse et leurs souffrances manifestent le désir pressant de reprendre le contrôle du temps ultime de leur mort et d’organiser celle-ci en ayant l’assurance qu’elle sera « propre et sûre ».
 
Dans une société qui valorise toujours plus l’individualisme, le contrôle et la maîtrise, autant sur le temps de la vie que sur le temps de la mort, comment apprivoiser la finitude? Comment consentir et s’ajuster à ce temps d’incertitude qui caractérise notre existence, particulièrement en sa fin? Comment accompagner l’état du mourant au sein même d’une institution de santé marquée par une surenchère thérapeutique à la fois réclamée par les patients et leurs familles et promue par le corps médical? Comment accompagner les demandes d’aide médicale dans un contexte où l’accélération du temps et l’urgence à mourir se font sentir chaque jour davantage? Comment accompagner la personne en fin de vie et sa famille trop souvent dépossédée d’une mort sans cesse retardée ou précipitée, et cela fréquemment au prix de grandes souffrances physiques, psychologiques et spirituelles? Quelle contribution une démarche d’accompagnement spirituel permet-elle d’apporter au cœur de nos pratiques de soins de fin de vie et en particulier dans les situations difficiles?
 

Un temps pour accompagner la fin de vie et discerner chemin faisant

Dans les milieux de soins de courte durée, le rapport au temps est confisqué par les multiples interventions alors qu’il est nécessaire de tout mettre en œuvre pour sauver des vies. Dans un tel contexte, certains paradoxes du soin amènent bien des patients et leurs familles à appréhender avec difficulté le temps de la fin. Comment habiter le temps du soin dans une démarche de discernement et d’intégration de la fin de vie? Comment redonner priorité à l’accompagnement spirituel et à l’attention sur l’essentiel de ce que vit celui ou celle qui part et ses proches qui restent? Comment redonner, à travers l’accompagnement, une valeur et un sens à ce temps qui dure et qui opère la transition entre la vie et la mort, entre le choc du départ et le retour à la vie pour ceux qui restent et qui seront endeuillés pour un temps?
 
Dans l’entre-deux de la mort retardée devenue avec le temps voulue et précipitée, accompagner spirituellement la finitude consiste à ouvrir un temps imprégné de compassion et d’empathie permettant de rejoindre la personne dans sa souffrance et de demeurer auprès d’elle en termes de proximité humaine et de fragilité partagée. Au cœur de toute situation difficile, il me semble important, en premier lieu, de « prescrire » la relation, l’écoute et le dialogue. Seule une relation de confiance consolidée dans un temps partagé permettra d’entendre ce qui se dit lorsque la mort se trouve retardée et ce qui n’est pas dit lorsque la mort est précipitée.
 

Écouter ce qui est dit lorsque la mort est retardée

L’accompagnement spirituel en soi appelle à ralentir le temps, à penser l’ajustement du soin et à entendre ce qui est dit par les patients, tant dans les situations où la mort se retrouve retardée que dans celles où s’exprime le désir d’une mort précipitée.
 
Après quelques visites d’accompagnement dans une unité de médecine, une patiente exprime sa détresse et me dit à quel point elle est au bout du rouleau : « Je n’en peux plus et je ne veux plus rien; toujours des examens qui ne servent plus à grand-chose, je sens mes sources intérieures défaillir. » Malgré son pronostic sombre de fin de vie, personne ne semble entendre sa détresse et être disposé à accueillir la mort à son heure. Un travail de discernement avec sa famille sur l’ensemble de sa situation clinique, psychologique et spirituelle, ainsi qu’un dialogue avec le corps soignant et médical, dans un esprit d’interdisciplinarité, a été nécessaire pour une prise en charge adéquate de cette personne qui était manifestement en fin de vie.
 
Le temps d’accompagnement nous a amenés à considérer les soins prodigués comme étant devenus de l’ordre d’une obstination déraisonnable alors que, psychiquement et physiquement, cette personne se trouvait dans une situation à la limite du tolérable. Un ajustement des soins, à partir d’une prise en compte de la vision globale, a permis de reconsidérer et réviser l’objectif de soin et de passer à des soins de confort.
 

Entendre ce qui n’est pas dit lorsque la mort est précipitée

La posture de l’accompagnement spirituel doit ainsi nous inciter à écouter ce qui est dit par les patients en situation de souffrance et de fin de vie. Mais plus encore, elle doit permettre d’entendre et d’amener à la parole ce qui n’a pas été dit, surtout lorsqu’une demande d’aide médicale est formulée par la personne en fin de vie et qu’il faudra évaluer sérieusement les critères d’admissibilité. Ce processus exige un délai raisonnable et un discernement interdisciplinaire, qui est de plus en plus revendiqué par l’ensemble de l’équipe auprès du corps médical, pour une meilleure prise en charge de la personne.
 
Ce fut le cas lors d’une rencontre avec un patient ayant demandé l’aide médicale à mourir (AMM). À travers une posture de présence et d’écoute auprès de lui, il m’a été donné d’entendre ce qu’il n’avait pas dit explicitement, à savoir son rapport protecteur et bienveillant, mais aussi orienté par une volonté de contrôle, à l’égard de ses enfants et surtout de son épouse. Pensant bien faire et appréhendant l’incapacité de son épouse à vivre ce temps de la fin, ce patient souhaitait partir vite, proprement et sûrement. Alors que physiquement il se trouvait dans un état de confort, bien entouré par les siens, il était en revanche psychologiquement et spirituellement en souffrance. Entendre cette souffrance a permis d’y reconnaître un appel à dialoguer avec lui en vue de clarifier les craintes qu’il entretenait à l’égard de ses proches. L’accompagnement a conduit l’ensemble de l’équipe soignante à prendre conscience de ce qui se vivait et à réorienter la décision du patient concernant l’AMM, ceci afin de permettre à son épouse et à ses enfants d’habiter pleinement ce temps de la fin et de lui manifester leur capacité à vivre cette séparation de manière plus sereine.
 
Ce travail d’accompagnement a contribué à donner du sens à ce temps qui semble ralentir pour mieux faire vivre l’attente de la mort. Ce patient qui avait ressenti pendant toute sa vie de la difficulté à recevoir de l’attention, des soins et de l’affection, se trouvait tout à coup, grâce à un accompagnement spirituel et familial, en mesure de prendre une posture où il pouvait simplement recevoir l’amour des siens et se départir de l’inquiétude de vouloir tout gérer, autant sa mort que la vie de ses proches. Son cheminement lui a permis de vivre sa fin d’une façon plus sereine et plus vivante. Du même coup, il accordait aux siens le temps d’apprivoiser une certaine autonomie d’action et de décision qui devait ultimement faciliter leur deuil et le fait de devoir vivre sans époux ou sans père. Entendre et amener à la parole ce qui n’avait pas été dit avait ouvert la possibilité d’un dialogue soucieux de tous et attentif aux besoins de chacun.
 
Alors que parfois certaines demandes d’AMM résultent davantage d’un désir de gérer la mort dans une perspective d’autodétermination, sans pour autant répondre aux critères de la loi, et surtout sans aucune volonté profonde de dialogue, il nous arrive aussi d’accueillir et d’entendre la souffrance physique, psychologique et existentielle persistante d’un patient qui est d’une telle intensité, qu’il ne puisse pas conduire à réviser une demande d’aide médicale à mourir. Alors que tout a été exploré, autant médicalement que psychologiquement et spirituellement, parfois rien n’y fait; la détresse est trop grande. On se doit alors d’accompagner celle-ci par notre présence dans le plus grand respect et l’humilité lorsque nous sommes invités au chevet de celui qui va mourir. Devant une telle souffrance, chaque geste et chaque parole spirituelle ou religieuse, susceptible d’humaniser ce temps de la fin, sont appelés à demeurer une préoccupation première de l’intervenant en soins spirituels. Il y a là aussi l’expression d’un appel en humanité et d’un devoir de non-abandon et de solidarité envers le patient et sa famille.
 
Une demande d’AMM qui aura fait l’épreuve d’un dialogue sincère et lucide pourra apparaître comme un moindre mal à une situation devenue insupportable et insoutenable aux yeux du patient, de son entourage et du corps soignant. Cette procédure doit demeurer, néanmoins, non pas un droit qu’on peut revendiquer, mais une réponse exceptionnelle à une souffrance exceptionnelle. L’acte posé reste une blessure et une souffrance, qu’on le veuille ou non, autant pour celui qui part et qui aurait souhaité peut-être que les choses se passent autrement que pour les survivants qui devront parfois porter le poids d’une certaine culpabilité.
 
Il n’y pas de bonne mort et il y aura toujours une part de souffrance en toute mort. Autant il n’est pas souhaitable d’idéaliser la vie en s’acharnant sans cesse au point de la déshumaniser, autant il me semble imprudent d’idéaliser la bonne mort au point de la précipiter par un recours banalisé et normalisé à l’AMM.
 
Intégrer un accompagnement spirituel en amont, privilégier un véritable discernement et amorcer une approche intégrée des soins palliatifs au moment favorable demeurent trois démarches qui facilitent le mourir et l’apaisement d’une détresse imposée par l’usure du temps et par des soins curatifs devenus trop lourds.
 
Permettre à un patient de faire un travail de consentement au mourir à son heure en l’accompagnant demeurera toujours le chemin le plus humanisant que nous pouvons offrir aux personnes en fin de vie. C’est ce qui est visé par les soins palliatifs et ces derniers demeurent la réponse première à offrir à ces personnes. Mais au-delà du choix qui sera fait, un accompagnement spirituel doit pouvoir permettre à la personne et à ses proches de ne jamais se sentir abandonnés ou jugés, quel que soit le chemin qui sera emprunté.
 
Je laisse le dernier mot à l’écrivain Éric-Emmanuel Schmitt qui dans son livre intitulé La Nuit de feu, nous rappelle que « partir, ce n’est pas chercher, c’est tout quitter, proches, voisins, habitudes, désirs, opinions, soi-même. Partir n’a d’autre but que se livrer à l’inconnu, à l’imprévu, à l’infinité des possibles, voir même à l’impossible. Partir consiste à perdre ses repères, la maîtrise, l’illusion de savoir et à creuser en soi une disposition hospitalière qui permet à l’exceptionnel de surgir. » (Éd. Albin Michel p. 160). Voilà, à mon avis, en si peu de mots la nature profonde de la dynamique d’accompagnement spirituel des personnes en fin de vie!
 



José Pereira est intervenant en soins spirituels au Centre intégré de santé et de services sociaux de Chaudière-Appalaches. Depuis 17 ans, il pratique l’accompagnement spirituel en soins de courte et de longue durée, notamment auprès de celles et ceux qui vivent leurs derniers jours dans l’unité de soins palliatifs à l’hôpital de Thetford Mines. Auteur du livre Accompagner en fin de vie. Intégrer la dimension spirituelle dans le soin aux éditions Médiaspaul, José Pereira a suivi une double formation universitaire en philosophie et en théologie au Collège universitaire dominicain d’Ottawa. Il est également détenteur d’une maîtrise en théologie de l’Université Laval.
 





 




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