
Par Marie-Hélène Lessard — 1er août 2025
La solitude au travail existe aussi chez ceux qui accompagnent celle des autres. Dans cet article, Marie-Hélène Lessard soulève un angle mort du milieu de soins : l’isolement vécu par les intervenants. Une réflexion lucide et des pistes concrètes pour briser ce silence.
La solitude en milieu de travail est un phénomène connu, mais rarement abordé directement dans nos établissements. Qu’en est-il exactement pour les intervenants dans le réseau de la santé et des services sociaux ?
En tant qu’intervenants en relation d’aide, les travailleurs sociaux, intervenants en soins spirituels, éducateurs spécialisés, psychologues et même les ergothérapeutes, infirmières et autres professionnels de la santé à leur façon, sont habilités à soutenir les personnes souffrant d’isolement ou de solitude. L’âge avancé, l’effritement du réseau de soutien, l’indisponibilité des proches, l’hospitalisation prolongée sont courants chez la clientèle. Le personnel en soins peut offrir une écoute attentive ou des conseils personnalisés pour aider à briser l’isolement. En fait, la solitude des usagers est fréquente et c’est un sentiment que les humains expérimentent de manière universelle à un moment ou à un autre.
L’intervenant est là lorsqu’une personne exprime sa détresse, lorsqu’elle est seule à la suite de l’annonce d’une maladie grave, que ses capacités d’adaptation ne sont plus suffisantes, qu’elle est épuisée, qu’elle cherche un sens à ce qui lui arrive, qu’elle nécessite des soins douloureux ou un traitement invasif, lorsque le proche aidant est dépassé, lorsqu’il n’y a plus de proche aidant ou lorsque la personne n’a jamais pu tisser de lien suffisant pour être appuyée dans les hauts et les bas de sa vie ou lorsque la famille vit à des centaines de kilomètres. L’intervenant est un phare dans la tempête pour tellement de gens qui affrontent la solitude dans leur parcours de soins ou de fin de vie. Il offre un réel soutien par des discussions qui font cheminer l’individu. Le genre de discussions qui soulage et bouleverse à la fois, car elles abordent les difficultés et les émotions qui sont souvent portées seules par ces personnes qui vivent de la solitude, et depuis si longtemps. Le soutien prend aussi diverses formes comme un sourire bienveillant, une main sur l’épaule, une écoute empathique, un rituel adapté, des soins en douceur, bref différentes formes de corégulation.
Alors, comment ces professionnels de la santé qui ont pourtant les connaissances et les compétences pour accompagner les usagers, peuvent-ils ressentir de la solitude au travail ?
Comment se fait-il que les collègues, tout aussi doués pour soutenir la clientèle, ne sont-ils pas plus habiles pour dépister et contrer la solitude de leurs pairs ?
Nous aborderons divers éléments qui influencent le sentiment de solitude au travail chez les intervenants. Nous tenterons de mieux les comprendre et nous nous attarderons sur les pistes de solutions, individuelles et collectives pour augmenter la satisfaction sociale en milieu de travail, ainsi que les sentiments d’appartenance, de complicité, de solidarité, de reconnaissance et de camaraderie.
Brève définition de la solitude
La solitude peut être un état, c’est-à-dire le fait d’être physiquement et socialement seul. La solitude est également un sentiment pouvant signifier que nos relations interpersonnelles ne répondent pas à nos besoins1. La solitude professionnelle, en ce qui nous concerne, est donc une expérience principalement subjective puisque la solitude physique est moins répandue dans le réseau de la santé et des services sociaux.
La solitude affective résulte de l’absence de liens interpersonnels significatifs malgré la présence physique de gens autour de soi. Se sentir en relation, être connecté aux autres et en ressentir les effets bénéfiques n’est pas automatique, bien que ce soit recherché par les personnes qui ont choisi un métier avec une composante de relation d’aide. L’écart entre les attentes de l’intervenant et la réalité perçue pourrait être à l’origine de son insatisfaction au travail, voire de sa détresse. Le sentiment de solitude peut se ressentir de façon aigüe et ponctuelle ou s’installer graduellement.
L’intégration dans l’équipe et le sentiment d’appartenance
Pour un jeune professionnel, la solitude peut être ressentie en lien avec un manque d’assurance et d’expérience. Si la recrue dépend des autres pour bien comprendre les attentes du milieu, les besoins spécifiques de la clientèle et la manière d’y répondre ou si elle craint de commettre des erreurs, son sentiment de solitude sera augmenté. La peur de ne pas être à la hauteur peut pousser la personne à s’isoler davantage pour éviter le jugement de l’entourage.
Une période d’orientation dont la durée permet d’expérimenter un large éventail de situations, de développer sa confiance et de créer des liens avec les autres employés avant de porter seul la responsabilité d’un dossier, permettrait de minimiser le risque de vivre de la solitude en début de carrière.
Le soutien des collègues et du supérieur fait une grande différence pour l’intégration dans l’équipe et le développement des compétences. Le nouvel employé devrait saisir les occasions formelles comme les réunions d’équipe ou les formations, de même que les opportunités informelles, telles que les dîners avec les collègues ou activités sociales, pour établir des contacts significatifs.
L’intégration dans l’équipe est aussi un défi pour les intervenants qui changent de lieu de travail ou de milieu puisque les façons de faire, la culture et les problématiques sont parfois très différentes d’un secteur à l’autre au sein d’un même établissement.
Certaines équipes de travail sont tissées serrées et font preuve d’un haut niveau de cohésion. Il peut être plus long, pour une nouvelle venue de se faire accepter, d’être appréciée et d’être reconnue pour ses compétences et sa personnalité. Cette période peut se vivre difficilement et la solitude est d’autant plus lourde à porter lorsque les autres semblent tellement unis. Cependant, si l’intégration est réussie dans ce type d’équipe, la récompense est grande puisque le lien est durable et le sentiment d’appartenance est gratifiant.
Il est impressionnant de voir jusqu’où peuvent aller le sentiment d’appartenance et l’engagement d’une équipe. Certains collègues s’entrainent ensemble pour le plaisir, dans un but caritatif ou pour relever des défis sportifs d’envergure. Pensons notamment, à titre d’exemples, aux activités telles que le Pentathlon des neiges, le Défi-Entreprises, le Kilimandjaro à Québec.
On peut observer des équipes où la collaboration interprofessionnelle est exemplaire puisque les rôles sont bien définis et la communication est efficace. La satisfaction au travail est généralement élevée et les usagers en sont les premiers bénéficiaires. Selon les meilleures pratiques interprofessionnelles : les membres de l’équipe travaillent en interdépendance. Ils partagent leurs points de vue, et par un processus décisionnel consensuel, coopèrent et coordonnent leurs efforts en vue d’atteindre des objectifs communs. Un fonctionnement optimal encourage le partenariat et nécessite de maximiser l’efficacité et l’efficience du temps, de l’expertise et la contribution de tous2.
Climat d’équipe, sécurité psychologique et civilité
Certaines équipes sont moins soudées, voire conflictuelles. Les liens sont plus diffus, parfois en raison de la mouvance du personnel, de l’éloignement physique/géographique des personnes, de la personnalité des leaders ou du style de gestion du chef par exemple. Les défis d’intégration y sont nombreux et l’intervenant peut se sentir exclu, vivre du rejet, de l’indifférence ou être drainé par les conflits plus ou moins nommés qui sont présents. La sécurité psychologique au travail est un sujet complexe, mais l’extrait suivant illustre bien l’impact du climat de travail sur le vécu de l’intervenant.
La combinaison d’un certain nombre de facteurs de stress (personnel et professionnel) peut conduire à l’épuisement professionnel, mais travailler dans un mauvais climat de travail en augmente considérablement le risque. De plus, le tout laisse place à des problématiques de désorganisation du travail, d’erreurs et d’attitude néfaste envers les patients.
Au fil du temps, dans un climat non-soutenant ou dépourvu d’esprit d’équipe, il y a une perte de motivation et de sens au travail. Le professionnel devient désenchanté face à son travail qu’il croyait pourtant être le plus beau métier du monde3..
Les outils et procédures en matière de civilité mis à la disposition du personnel par la direction des ressources humaines peuvent être un excellent point de départ pour ceux qui éprouvent des émotions négatives en raison du climat de travail ou de l’attitude d’un collègue.
L’isolement géographique
Le fait de travailler en région éloignée peut entrainer un sentiment de solitude si l’équipe de travail est plus petite, que l’accès aux pairs, au soutien clinique, aux formations ou aux autres ressources est diminué. Dans les régions où tout le monde se connait de près ou de loin, il est plus difficile de ventiler sur une situation en préservant la confidentialité par exemple, ou de transférer le dossier à un autre intervenant si pertinent.
L’isolement ressenti en raison de l’horaire, de l’organisation du travail et des cas cliniques complexes
Les situations psychosociales vécues par les usagers sont souvent lourdes et complexes. Lorsque l’intervenant est seul à offrir le service durant la fin de semaine, qu’il n’a pas accès à du soutien clinique en soirée ou lorsqu’il détient une expertise de pointe pour certaines clientèles ou problématiques pour l’ensemble du territoire, le risque de vivre un moment de vertige relié à la solitude est grand. La pression est forte et l’intervenant doit s’adapter. La charge émotive que l’intervenant expérimente peut devenir très intense. La possibilité de parler à un collègue d’un autre établissement ou un supérieur de garde aide à prendre un peu de recul et être soutenu émotivement et cliniquement. Discuter de cette situation par la suite, en équipe intra ou interdisciplinaire est également une bonne stratégie pour consolider les apprentissages, terminer l’intervention ou simplement se sentir compris et validé.
Caractéristiques personnelles
La solitude n’a pas que du négatif. Elle est parfois nécessaire pour faciliter l’analyse et la rédaction. Elle favorise l’autonomie professionnelle. Le niveau d’interactions souhaité sera variable d’un intervenant à l’autre et selon la situation. De plus, toute caractéristique personnelle qui pourrait amener un intervenant à se sentir différent ou à s’inquiéter d’être marginalisé est susceptible d’entrainer un sentiment de solitude.
Il est plus facile pour l’intervenant de créer des liens significatifs s’il sent qu’il peut être authentique dans sa vie professionnelle, peu importe s’il présente une problématique de santé physique ou mentale, qu’il soit introverti, qu’il se distingue par son origine ethnique, son orientation sexuelle, son identité de genre, sa neurodivergence, etc. Une culture d’inclusion est primordiale et se traduit par des gestes et attitudes au quotidien. Les membres du personnel conjointement avec l’employeur doivent partager cette responsabilité.
L’impact de la solitude et pistes de solution pour s’accomplir, se réseauter
L’isolement, la solitude au travail et les sentiments qui leur sont associés ne doivent pas être considérés comme des états figés, mais comme les fruits de situations dynamiques participants aux différents processus de fragilisation du rapport au travail, processus qui peuvent déboucher selon les cas sur des situations d’isolement physique ou relationnel avec des conséquences sur la santé du salarié, sur les relations interpersonnelles au sein de l’entreprise, voire sur la production4.
Dans le contexte spécifique des intervenants du réseau de la santé et des services sociaux, les personnes qui souffrent d’un sentiment de solitude peuvent tenter de créer ou d’entretenir leurs liens auprès de collègues de leur discipline, de leur secteur d’activité, unité de soins et même à l’extérieur de leur cercle social habituel, soit auprès d’autres professionnels, dans divers secteurs et avec des employés de certains établissements partenaires. Cela demande un effort individuel et parfois un peu de créativité.
Des relations sociales privilégiées peuvent se développer par l’implication dans une activité professionnelle formelle telle que le Conseil Multidisciplinaire, un comité de pairs, un projet de recherche, la supervision de stages ou le conseil d’administration d’une association ou de son ordre professionnel. Les activités sociales associées au milieu de travail sont également des opportunités à créer. Par exemple, joindre un groupe de marcheurs sur l’heure du dîner, un cours de yoga offert après le travail ou organiser une partie de cartes durant la pause. Le fait de souligner les anniversaires des membres de l’équipe ou de se réunir pour un 5 à 7 avant les vacances sont des idées qui permettent de prendre le temps de se connaitre et de s’apprécier.
Parler à ses proches ou à un collègue de confiance de la solitude vécue est également un pas dans la bonne direction. Le gestionnaire et la direction des ressources humaines sont tout aussi habiletés à soutenir l’employé en difficulté lorsqu’ils sont au fait de la situation. D’autres ressources sont présentées ci-bas.
Finalement, malgré les nombreux éléments pouvant créer de la solitude chez l’intervenant du réseau, il y a une multitude de façons d’atténuer ce sentiment que ce soit par des solutions propres à l’individu ou des initiatives du milieu et la vigilance et l’ouverture des collègues de travail. Le partage de valeurs communes et la bienveillance constituent déjà une bonne base pour développer des relations privilégiées avec les membres de son équipe. C’est avec un esprit collaboratif et une bonne dose d’humour et de solidarité que la solitude laissera place aux sentiments de soutien, reconnaissance, complicité, appartenance et valorisation.
Ressources
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Le programme d’aide aux employés (P.A.E.) est un service gratuit et confidentiel qui est indépendant de l’employeur. La plupart des P.A.E. disposent d’une ligne 24/7 pour de l’assistance immédiate et pour la prise de rendez-vous. Vous avez accès à des heures de consultations professionnelles, que votre problème concerne votre vie au travail ou votre vie personnelle.
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Les membres de l’exécutif syndical peuvent vous suggérer des pistes de solution pour des situations au travail sans nécessairement avoir à déposer un grief.
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La direction des ressources humaines de chacun des établissements de santé et des services sociaux peut être consultée, voir coordonnées sur l’intranet.
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Info-Social 8-1-1 option 2, permet de parler à une travailleuse sociale de votre CISSS ou CIUSSS 24/7.
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Ligne d’écoute d’espoir pour le mieux-être (pour les personnes autochtones) : 1 855 242-3310.
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Centre de prévention du suicide : 1 866 APPELLE (1 866 277-3553).
Liens
https://www.cnesst.gouv.qc.ca/fr/prevention-securite/asante-psychologique, juin 2025
https://educaloi.qc.ca/capsules/bien-etre-physique-et-mental-des-personnes-salariees-quelles-sont-les-responsabilites-des-employeurs/, juin 2025
https://www.ciusss-capitalenationale.gouv.qc.ca/personnel-sante/RCPI/services/formation-ateliers-conferences, juin 2025
Notes
1 https://quebec.acsm.ca/documents/composer-avec-le-sentiment-de-solitude/, juin 2025 | Association Canadienne Pour la Santé Mentale. Composer avec le sentiment de solitude, 7 mars 2023
2 https://cihc-cpis.com/wp-content/uploads/2024/06/CIHC_FR_053024.pdf, juin 2025 | Référentiel de compétences du Consortium Pancanadien pour l’Interprofessionalisme en Santé (CPIS) pour l’avancement de la collaboration en santé et services sociaux, P.6, avril 2024
3 https://www.medecinsfrancophones.ca/developper-la-securite-psychologique-au-travail-pour-contrer-lepuisement-professionnel/, juin 2025 | Développer la sécurité psychologique au travail pour contrer l’épuisement professionnel, Sonny Gagnon, 3 mai 2024
4 file:///C:/Users/mhl_1/Downloads/tp37%20(1).pdf, juin 2025 | Isolement et solitude au travail, J. Marc et M. Favro INRS, 2019
Marie-Hélène Lessard est travailleuse sociale depuis 2004. Elle a rejoint le CHU de Québec-Université Laval en 2011 et a exercé principalement au Centre Mère-Enfant Soleil. Elle a coordonné l’équipe de travailleuses sociales durant trois ans et elle est maintenant agente de développement de la pratique professionnelle.