Feu sur certains systèmes numériques






Par Nicolas Vonarx, membre du comité de rédaction – 1er décembre 2022

Quand on pense à la place des systèmes de communications et d’informations numériques, on revient souvent sur leurs avantages ou ce qu’ils accommodent dorénavant dans nos vies. Ils seraient les véhicules du progrès au point où l’on ne pourrait plus dire que c’était mieux avant qu’on en dispose. Mais on indique encore à leur propos des limites et des inconvénients, sur le terrain de la santé, de l’éducation, du loisir, de la gestion, de l’économie et ailleurs. Quand c’est le cas, il s’agirait de les bonifier, ou de limiter certains usages comme de faire le tri dans un foisonnement d’innovations qui n’en ont parfois que le nom et la prétention. Ainsi, il faudrait les accepter, mais s’en méfier, en parler d’un côté de la bouche et de l’autre, entretenir un statu quo ! Pour livrer mon dernier éditorial dans la revue Spiritualitésanté, je l’élargirai au format texte et prendrai le numérique comme un filtre posé entre nous et un monde qui nous sert de scène, là où nos corps se déploient, perçoivent et respirent ce qui s’y présente.

Dans cette logique, ce filtre modifierait notre représentation des choses du monde. En ce qui nous concerne ici, notre rapport à la revue Spiritualitésanté serait filtré par ce numérique dans la mesure où son contenu, son accès et sa lecture relèvent depuis peu d’un site internet. Les textes auxquels nous avions droit pendant longtemps se déployaient dans un papier épais recyclé, organisé en une cinquantaine de pages qui limitait des longueurs de texte. Impossible d’occuper ces limites avec mille et une références comme d’étaler la biographie des auteurs. Impossible donc de faire tomber la revue dans le champ des revues standards meublées de fond en comble par des recherches empiriques. Les idées et les positions personnelles comptaient d’abord, tout comme le souci d’imager ces textes en cours de lecture et de mettre en exergue certains passages clefs pour les rappeler aux lecteurs. Dès lors, on pouvait apporter la revue sur un banc de parc ou ailleurs, passer les pages au peigne fin ou tout bonnement survoler des lignes et des textes, pour s’arrêter on ne sait où, mais toujours quelque part, se faisant surprendre par un propos inattendu. Et l’exercice pouvait être repris dans un bus, une salle d’attente, ou ailleurs. Un numéro de revue pouvait être un compagnon avant qu’un autre thème nous en éloigne. On pouvait aussi afficher sur une porte la première page de couverture qui annonçait le thème et dont on avait eu le souci de préparer la facture artistique, entendu que l’art a de quoi éveiller un lecteur comme d’attirer son regard dans un kiosque à journaux pour une plongée en spiritualitésanté. On pouvait aussi arracher une page d’un numéro pour la plier en quatre ou en huit, et la garder en poche, car il y avait toujours ici ou là quelques extraits en guise de mantra, de remède et de baume. On pouvait les lire et les relire jusqu’à les perdre dans une machine à laver, ou même les transmettre à un tiers, comme un mot doux qui saurait faire des rebonds dans son espace réflexif. 

Avant que la revue ne soit dorénavant placée sur un nuage informatique, sans texture, sans trace, ni épaisseur et tact, elle avait sa place dans un rayon de bibliothèque. Nous l’avons tenue comme un objet à valeur esthétique et l’on ne se trompera pas en disant que ce rapport était partagé au Centre Spiritualitésanté de la Capitale Nationale qui en arborait les premières pages sur ses murs en grand format et sur un étale à l’entrée. Voilà un effet du numérique, qui ne rend certes pas malade, mais qui peut bien agir sur l’expérience et l’intérêt d’un lecteur, nonobstant le nombre de clics potentiels sur une version nuageuse. 

Donnons d’autres exemples d’effets que certains filtres apposés au-devant de nos corps ou en extension peuvent générer. Les modes de présence sur des plateformes comme Zoom sont une occasion d’illustration. Ils ont réduit et aplati des visages à quelques pixels et centimètres carrés d’écran. Ils en ont grossi certains traits qui ne nous avantagent pas toujours. Ils ont mis dans l’ombre d’autres aspects de nos personnes et de nos identités auxquelles on tient, qui montrent plus d’étendue et qui rendent nos personnes plus attachantes lorsque ces aspects se présentent en corps charnels. En s’installant de manière très exagérée dans le monde du travail, ces modes permettent d’être absent tout en faisant croire le contraire, permettent d’ignorer les propos des uns ou des autres, de vaquer à d’autres occupations, de tronquer l’écoute, et d’entretenir des distances potentielles, sans que des locuteurs ressentent trop ces semblants et soient trop offusqués. Dans le monde universitaire, nous pouvons étrangement multiplier et établir des collaborations via ces plateformes avec d’autres qui n’existent finalement qu’en mode virtuel, et ne pas entretenir plus d’obligations à leur endroit dès que l’écran se ferme. Le lien humain finit par être à l’image du lien virtuel. Paramétré, calculé et planifié, il est activé puis désactivé, si bien que des apparitions périodiques peuvent s’éteindre définitivement sans que cela nous affecte. Comme si l’on avait bouclé une série télévisée avec des personnages qui sont du passé et qui n’ont dorénavant plus aucune importance alors qu’ils sont parfois dans un pavillon proche ou dans une rue voisine. 

Dans le temps des rencontres avec des étudiants, ces modes d’enseignement manquent aussi de capter des regards ou d’autres signes à interpréter et qui nous engagent dans un dialogue. Revenir en classe avec des étudiants permet au professeur de percevoir plus grand et plus profond que le produit humain zoomé et appauvri. Des interrogations et des mimiques appellent des silences et des reprises, des ambiances excitent l’échange, le ralentissent, le dynamisent, et meublent d’autres aspects que des contenus enseignés. En salle, on s’inquiète obligatoirement de la présence d’un côté comme de l’autre. Il y a bien plus d’obligations pour le professeur comme pour les étudiants en termes de participation, sans compter qu’il se crée là de la sympathie entre des êtres entiers, sans trop de mascarade et de fard. Un corps-à-corps a des chances d’entraîner des accords et de l’harmonie si l’on convoque une présence sensorielle complète. Des occasions se créent alors dans l’accompagnement d’étudiants lors des pauses et à la sortie d’une salle. Il se peut par exemple que les couloirs nous conduisent sans l’avoir prévu dans un café pour poursuivre le temps du débat ou qu’ils nous permettent de considérer des aspects connexes au cours.

Poursuivons encore en relevant :

  • Combien une cartographie qui reproduit des territoires miniatures sur cellulaire sert souvent à s’orienter dans un paysage au point de ne plus lever ou tourner la tête, de ne plus s’aventurer, se perdre et se faire surprendre. Ces prothèses ont de quoi mettre en seconds des choix personnels et des capacités cognitivo-sensorielles développées par notre espèce. Dépendants d’une connexion constante qui active ces prothèses, il se pourrait que les chemins de traverse, physiques et même intellectuels, ne soient plus fréquentés. Quand le territoire devient la carte, ceux qui disposent des cartes maîtrisent le monde et ceux qui s’y meuvent. 
  • Combien le fait d’afficher une identité numérique pour attirer l’attention sur des sites de rencontre, et bien d’autres pratiques courantes contemporaines, participent finalement d’une présentation et d’une construction de soi. Se perdrait-on alors dans ces interfaces numérisées qui traduisent imparfaitement la chair du monde et celle des hommes au point de transformer un regard sur soi ? C’est ce qu’indiquent de manière symptomatique les retouches d’images personnelles de beaucoup d’utilisateurs de médias sociaux numériques, les chirurgies esthétiques en augmentation et les pathologies de la forme et de l’image, telles que l’anorexie. Cultiver l’image personnelle par la fabrication d’images numérisées donne à des logiciels et à des spectateurs le pouvoir de déterminer notre valeur. 


Il n’est pas impossible non plus que l’on modifie progressivement nos capacités perceptives en les modelant dorénavant à un horizon de sensibles de plus en plus rétrécis par les cadres du langage et de l’outil numériques. En témoignent des pertes de vision de loin rencontrées chez les plus jeunes et peut-être même d’autres changements sensorimoteurs à venir. Marcher la tête baissée sur un téléphone, chercher l’amour en restant chez soi, être avec des amis qui nous indifféreraient totalement si on les croisait en chair et en os, comprendre le monde à partir d’images du monde sélectionnées par un tiers, apprendre en étant inondé d’informations sans prendre le temps d’apprendre, communiquer à l’aide d’un nombre de signes toujours plus petit, etc. ne peut pas être sans effets sur les plans cognitifs, sensitifs, relationnels, capacitaires et politiques. Ces effets nous surprendront plus tard. En attendant, ce numéro de la revue Spiritualitésanté permet de nous en inquiéter, tout en étant lui-même tributaire d’un ordre virtuel.
 


3 février 2023

je n'aime pas travailler par ZOOM c'est insatisfaisant. Je me sens figée et peu appelée à participer. Je suis passive et je me sens isolée même si je vois des visages sur un écran.

Par suzanne Pelletier
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